1.1.2 Une centralité à consolider encore davantage.

On voit dans ces derniers propos que la centralité du travail et sa capacité organisatrice de l’ensemble de la vie d’un individu signifient également que l’activité professionnelle peut devenir dévastatrice, à cause de ses dysfonctionnements internes, et marquer de son empreinte négative la globalité des rapports d’un sujet à son environnement matériel et humain.

On ne sera par conséquent pas surpris que l’ensemble des analyses sur les fonctions essentielles garanties par l’objet-travail s’accompagne fréquemment de critiques des formes concrètes et aliénantes prises par le travail dans nos sociétés, mais aussi de voeux, et de propositions, pour réorganiser cette activité primordiale afin de lui permettre de continuer d’assurer ses fonctions d’accomplissement personnel et de création de lien social « par delà les confusions et erreurs historiques ».

‘« ... il faut surmonter les formes monstrueuses qu’a recouvertes le travail pour en trouver d’autres qui exprimeraient mieux son essence et pour mettre un coup d’arrêt au développement de ce scandale absolu, que des hommes soient privés de la possibilité d’exprimer librement et pleinement leurs capacités et d’exercer l’activité essentielle qui les fait hommes. »165

Dans une même logique d’objet-travail central et indispensable au fonctionnement individuel et social se développe une large réflexion sur la possibilité de créer de nouvelles activités–travail suffisamment nombreuses et diversifiées pour offrir à chacun la satisfaction de son droit au travail et à l’accomplissement professionnel. Cette réflexion permet aux défenseurs de la centralité du travail de parer aux critiques des partisans de l’invention de nouveaux objets intégrateurs ou de nouvelles formes de citoyenneté. Lorsque ces derniers objectent qu’il est nécessaire d’abandonner la subordination de tout le processus d’insertion à l’emprise de l’emploi, que les statistiques prouvent de jour en jour l’incapacité de notre société à proposer à tous une activité professionnelle, les avocats inconditionnels de la valeur travail argumentent que le travail n’est plus central que si l’on s’acharne à le limiter à sa forme d’emploi salarié à temps plein et à durée indéterminée, mais qu’il est en revanche tout à fait possible d’envisager de nouvelles formes et de nouveaux types de travail pour continuer à garantir sa centralité.

Les propositions concrètes pour passer de l’emploi à d’autres formes de travail et redonner à chacun une place sont très variables et peuvent correspondre à des optiques économiques et politiques fort opposées. Je n’entrerai pas dans ce débat, signalons simplement qu’il peut s’agir de propositions consistant à prôner une plus grande souplesse et diversité des relations de travail unissant un individu à une entreprise. Le développement de modalités de travail atypiques, « formes dérogatoires au contrat de droit commun », amorcé depuis quelques années avec la multiplication du travail temporaire, des contrats à durée déterminée, des statuts d’indépendant, est ainsi encouragé par certains pour maintenir ou améliorer la compétitivité des entreprises et permettre à celles-ci de garantir une masse de travail suffisante.166

Il peut s’agir d’autre part d’élargir le registre des activités humaines reconnues comme travail167 ou, pour le dire autrement,

d’« englober des activités plus nombreuses sous le terme de travail ».168 ‘« Le travail étant le facteur essentiel de lien social, le centre du contrat social, en même temps que la manière donnée à chaque individu de se réaliser, il nous faudrait d’urgence étendre le champ du travail, trouver de nouvelles activités susceptibles de prendre la forme du travail’ ».169

Une telle proposition peut largement s’inspirer des théorisations ergonomiques sur la nature et la définition du travail. Elle s’appuie sur le constat que beaucoup d’activités humaines ont un contenu commun avec le travail. Comme lui, elles sont l’occasion pour le sujet de rencontrer son environnement matériel ou humain ; elles peuvent requérir un effort physique, intellectuel plus ou moins intense, nécessiter de l’ingéniosité, des savoir-faire, un apprentissage ; comme lui elles peuvent supposer une coordination d’actions entre plusieurs sujets, des échanges, le partage de codes et de repères communs...

Cette proposition suppose toutefois de réussir à donner à de nouvelles activités un caractère d’utilité reconnu par un ensemble d’autres qui le signifie par une rémunération. Or, on ignore encore beaucoup des modalités permettant un tel passage, comme je l’ai déjà rappelé grâce aux propos de M. Freyssenet (1994) (Chapitre II, § 1.1.3).

Notes
165.

D. Meda, Le travail, une valeur en voie disparition (1995 a), p 17.

166.

Voir à ce propos : G. Caire, Relations professionnelles et gestion de l’emploi (1994).

167.

Voir par exemple les travaux de J.-L Laville.

168.

D. Meda, La fin de la valeur « Travail » (1995 b), p 91.

169.

Ibidem, p 76.