1.2.1 Du choix par défaut à la volonté de réinventer le lien social.

Cette prise de conscience est particulièrement présente chez les opérateurs du dispositif RMI qui sont souvent amenés à prendre acte de l’incapacité structurelle de la société à proposer un emploi à l’ensemble de la population active et qui finissent par renoncer à l’objectif d’insertion professionnelle indissociablement lié au départ au versement d’un revenu minimum. Les conclusions des rapports sur la mise en oeuvre du RMI* réalisés en 1991 signalent ainsi que :

‘« l’emploi n’apparaît plus comme étant la référence unique (...), la notion d’insertion se conçoit de façon plus large : une allocation plus pérenne accompagnée de prestations en nature peuvent constituer — et constituent déjà en pratique une voie alternative pour l’insertion. »199

Les détracteurs d’une telle position l’analyse comme une démission, comme un recul progressif et passif devant une réalité contre laquelle on ne peut rien et non comme une réelle conviction du bien-fondé de l’évolution vers une société non centrée sur le travail.

‘« ...face à l’impossibilité de fait à les (les bénéficiaires du RMI) faire accéder massivement à l’emploi, la notion de contrepartie, d’engagement de l’allocataire dans l’insertion, se réduit comme une peau de chagrin, pour finir parfois par acquiescer à la situation des bénéficiaires telle qu’elle est. »200

Cette dangereuse dérive est due au « désenchantement des opérateurs du RMI qui n’ont pas de pouvoir sur les politiques globales d’insertion et qui n’ont ni les moyens, ni les compétences, ni une collaboration suffisante de l’ensemble des forces économiques pour répondre à un objectif d’emploi ».201

Le vocabulaire choisi laisse clairement envisager que le renoncement progressif ne s’est pas fait de gaieté de coeur, que la situation finale ne correspond pas à ce qui paraissait souhaitable, mais qu’elle est venue s’imposer inéluctablement.

Un grand nombre de partisans de la fin de la centralité du travail ne choisit toutefois pas de défendre l’idée de nouveaux objets intégrateurs par défaut, mais, par refus de la suprématie de l’échange marchand sur l’organisation de la société. Ces personnes s’appuient sur le constat que les mutations technologiques permettent aujourd’hui la réduction du temps de travail sans entraver la poursuite de la croissance des richesses. Elles inscrivent cette évolution dans une perspective historique ou anthropologique relativisant complètement l’importance de la place du travail. Leur conviction ne naît pas d’un renoncement, mais d’une réelle satisfaction de voir une civilisation évoluer et se libérer des contraintes liées à l’objet-travail pour progressivement construire d’autres modèles d’organisation.

La quasi-intégralité de l’ouvrage de D. Meda « Le travail : une valeur en voie de disparition » (1995) consiste, dans une telle logique, à démontrer que les discours faisant du travail le seul lieu de lien social et de réalisation de soi sont liés à une tradition récente : il est possible d’analyser finement comment le travail a, au fil des siècles, pris cette place capitale dans notre vie et de montrer qu’il a existé des organisations sociétales fort différentes. L’invention d’autres valeurs centrales et d’autres modes d’organisation est alors tout à fait envisageable.

L’approche anthropologique permise par des articles comme celui de M. N. Chamoux « Sociétés avec et sans concept de travail » (1994) ou celui de M. Panoff « Energie et vertu : le travail et ses représentations en Nouvelle Bretagne » (1977) confirme elle aussi le rôle très variable pris par le travail dans le statut social.

‘« Le lien entre travail, qualifications, statut social et identité tel que nous le connaissons, n’est pas une constante mais une configuration possible parmi d’autres. En partant de ce principe critique, nous serions peut-être mieux à même de saisir l’évolution de la notion de travail, accomplie ou en gestation, au sein même de la société moderne. »202

Si l’objet de ces articles n’est pas de prendre parti pour ou contre le centralité du travail, ils rappellent clairement le caractère culturel de la définition de l’objet-travail, objet qui n’est pas aisément ni immédiatement transposable à toutes les sociétés humaines. Ils démontrent également combien il est possible à certains groupements humains de trouver un équilibre individuel et social indépendant d’un objet-travail, totalement absent de certaines sociétés, éclaté en plusieurs notions ou complètement décalé en terme de contenu par rapport à nos propres conceptions. L’article de M.N. Chamoux éclaire particulièrement cette perspective en pointant que les barrières linguistiques initialement repérées comme obstacle à l’appréhension de l’objet-travail dans d’autres sociétés témoignent d’un découpage du monde où cet objet n’existe parfois pas du tout puisqu’il n’est ni pensé, ni vécu comme tel.

Les interrogations sur ce qui pourrait apparaître comme les antithèses du travail conduisent aux même conclusions sur l’impossibilité de dégager le plus petit commun dénominateur à différentes conceptions du travail.

Les partisans de la fin de la centralité du travail se retrouvent autour de l’idée de « Réinventer le lien social »,203 lien social qui ne peut être réduit à la forme que lui donne le travail. Il s’agit pour la majorité des auteurs de découvrir de nouvelles modalités de contrat social de citoyenneté et de s’opposer fermement à une organisation humaine centrée sur la production. « L’ambition ici va au delà de la résorption du chômage et de l’exclusion. Elle propose de rompre avec une vision globale marquée par l’économisme et la subordination du développement et de la société aux règles de l’économie ».204

Le refus d’une organisation centrée sur un échange marchand place ces discours sur la fin de la centralité du travail en complète opposition avec le souhait de valoriser et de reconnaître un maximum d’activités humaines comme travail (perspective envisagée § 1.1.2. de ce chapitre). Le risque de ce souhait est en effet de renforcer la centralité du travail en faisant de celui-ci la forme la plus répandue, voire unique, de réalisation des activités humaines. Les défenseurs de la fin de la centralité du travail s’y opposent donc vivement. D. Meda (1995 b), par exemple, décrit les discours sur l’élargissement des activités reconnues comme travail, comme une réaction de panique face à la crainte de perdre l’un des principaux régulateurs de l’ordre social. Elle encourage, « au lieu d’inventer toujours plus de travail pour assurer le lien social »,205 à réfléchir à d’autres bases du lien d’appartenance indépendantes d’une activité de production. Comme le signale M. Freyssenet : « C’est aujourd’hui une question de société que de savoir si des limites ne doivent pas être établies, question que certains posent en terme de marchandisation des rapports humains ».206

Notes
199.

S. Wuhl, op. cit., p 184 et 185.

200.

Le RMI à l’épreuve des faits, p 119, cité par S. Wuhl, op. cit., p 187. C’est moi qui souligne.

201.

S. Wuhl, op. cit., p 184.

202.

M.N. Chamoux, Société avec et sans concept de travail, p 68.

203.

Titre de l’article du philosophe J. Roman (1989).

204.

S. Wuhl, op. cit., p 194.

205.

D. Meda, op. cit., p 79.

206.

M. Freyssenet, op. cit., p 117.