Quelles sont les propositions alternatives issues d’une telle réflexion ? La revue des articles et ouvrages n’apporte pas d’emblée une réponse à cette interrogation. Les écrits apparaissent souvent comme une suite d’affirmations générales que l’on peut résumer par : « Le travail ne peut plus prétendre être le modèle exclusif du lien social, il faut donc rapidement inventer autre chose ». Mais cette question ne débouche que très rarement sur des propositions concrètes, ce qui vient naturellement renforcer la conviction des partisans de la centralité du travail du bien fondé de leur position.
‘« Ceux-là même qui s’insurgent, certains travailleurs sociaux par exemple, en déclarant qu’il ne faut pas subordonner tout le processus d’insertion à l’emprise de l’emploi, ne font que souligner la force d’attraction de ce mode d’intégration comparé à d’autres, d’ailleurs rarement explicités ».207 ’« Certaines thèses argumentent une mutation de la place du travail et de l’emploi en tant que source d’identification, support des statuts sociaux, fondement des reconnaissances sociales. En la matière, les spéculations vont bon train, mais les argumentations empiriquement fondées sont fragiles... »208
Je tenterai toutefois, malgré leur rareté, de présenter les quelques modèles alternatifs proposés de manière suffisamment concrète et détaillée pour bien saisir les questions qu’ils induisent par rapport à ma problématique.
La première alternative consiste à séparer revenu et travail, afin de garantir à chacun une somme minimale pour satisfaire les besoins essentiels. Cette alternative se décline de deux manières :
Autonomisation et pérennisation d’un revenu pour les chômeurs en voie d’exclusion. Il s’agit de la transformation du RMI* en revenu minimum garanti indépendamment de l’engagement de l’allocataire dans une insertion professionnelle, c’est-à-dire d’un revenu octroyé uniquement à des personnes ne parvenant pas à assurer elles-mêmes la couverture de leurs besoins quotidiens.
Création d’une allocation universelle, ou revenu d’existence, versée à tout citoyen et pas aux seuls chômeurs en voie d’exclusion. « Le revenu d’existence n’est pas attribué pour exister, mais parce qu’on existe, qu’on est reconnu comme participant “potentiel” à la communauté ».209
Cette alternative centrée sur la dimension « ressource monétaire » vise à libérer les individus de la difficulté de satisfaire des besoins élémentaires. la fonction de satisfaction des besoins d’auto-conservation garantie par le travail trouve une nouvelle forme d’assurance.
Les fonctions d’étayage du lien social et de la construction identitaire sont en revanche négligées et même mises à mal. Les principales critiques adressées à un tel modèle portent, comme on l’a vu lors de la présentation de l’ouvrage de S. Wuhl, sur l’effet de stigmatisation d’une partie de la population enfermée dans une logique d’assistance. Cette stigmatisation clairement repérable dans le cas de la création d’un revenu réservé aux exclus ne pourrait être évitée, d’après certains auteurs, même pas la mise en place d’un revenu généralisé. Il est peu probable que les actifs actuels abandonnent, en période de crise économique, leur emploi et se contentent de l’allocation universelle. La scission de la société entre les actifs cumulant allocations et salaires et les assistés dans l’impossibilité de compléter leur allocation risque par conséquent de demeurer une réalité et de condamner une partie de la population à vivre à l’écart de ce qui restera la norme.
Une seconde alternative consiste à développer de nouvelles formes d’exercice de la citoyenneté que celles organisées autour du travail productif, des formes de citoyenneté centrées sur la participation à l’échange social. Cette alternative propose de reconnaître socialement, et pour certains auteurs financièrement, les ressources humaines ne donnant pas lieu à une production marchande, mais à « la réalisation d’une communauté nationale où s’établit une meilleure inter-compréhension entre des hommes qui communiquent ».210 Il s’agit donc de valoriser et de rémunérer — directement par un revenu de citoyenneté ou indirectement par une allocation universelle dégageant le temps et l’énergie nécessaire — la réflexion apportée par chacun pour favoriser la construction d’un monde plus raisonnable et démocratique, pour inventer et proposer des modèles favorisant la cohésion sociale et l’amélioration des conditions globales d’existence.
Cette alternative se veut une réponse permettant de pérenniser les différentes fonctions garanties habituellement par le travail, sur le plan tant de la construction du lien social que de l’identité. Elle a l’avantage de réinscrire tout citoyen, indépendamment d’un objet-travail, dans un contrat social et dans une position d’acteur :
Elle crée les conditions « pour qu’une personne en voie d’exclusion puisse se reconnaître à la fois comme sujet, comme acteur et comme citoyen. Comme sujet en accédant à la reconnaissance et à l’énonciation des causes de sa propre “desaffiliation”, de sa perte d’autonomie, etc... Comme acteur en participant éventuellement à une négociation individuelle, voire collective (pratiques collectives d’insertion, comités de chômeurs, regroupements d’usagers du RMI), sur les modalités d’intégration sociale. Comme citoyen enfin en prenant pleinement conscience de son appartenance à une communauté humaine et du rôle que l’on peut être amené à jouer. »211
Cette position est particulièrement défendue par D. Meda qui souligne que dans une telle perspective « la richesse sociale ne se conçoit plus sous la forme d’augmentation du PIB, mais sur le fait de disposer d’individus en bonne santé, aspirant à la paix, civiques, heureux, tolérants, non-violents ».212 Il existe donc pour ces auteurs d’autres manières de participer à la vie de la société que la contribution à la production de biens et de services ; il s’agit de l’exercice d’activités politiques, de « l’invention de formes de vie et de coopération toujours plus sophistiquées, qu’il s’agisse d’institutions politiques, de règles, de justice », de « discussions (...) sur les finalités poursuivies, les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre, la répartition des richesses et des tâches », du développement de la religion, de l’art, de la philosophie et des sciences. Cette alternative veut « faire justice à la diversité irréductible des manières d’être au monde et de participer à la bonne marche de la société ».213
Cette perspective s’inspire largement des réflexions d’A. Arendt sur le devenir de l’action humaine et sur la nécessité de développer, en contrepartie à la course à l’accomplissement professionnel et à la réduction de l’action à production, d’autres catégories fondamentales de l’action humaine. Rappelons que les travaux d’A. Arendt, sur le nouvel état de l’humanité et les nouvelles formes de barbarie qui apparaissent, l’ont amené à montrer en quoi l’homme a été bafoué et privé de ce qui fait son essence : la pensée, l’action, l’oeuvre, l’art. Elle a alors développé une vaste argumentation sur la nécessité de réinventer l’espace politique. C’est cet espace dont s’empare D. Meda ou d’autres partisans du développement de nouveaux objets intégrateurs en montrant combien il pourrait être important de disposer d’une philosophie politique permettant de réfléchir à l’ensemble des questions suivantes :
« Quelle est la nature du lien qui nous unit à nos concitoyens ?
Comment assurer, garantir la cohésion sociale ?
Quelle mesure devons-nous prendre pour qu’une partie de plus en plus grande de la population ne soit pas privée de ressources, de logement, de soins et ne soit pas exclue de la vie sociale, faute de pouvoir exercer ses droits fondamentaux ?
Quelle est la dose d’inégalité supportable pour une société ? »214
S. Wuhl, op. cit., p 144.
D. Demazière, La sociologie du travail, p 100.
Y. Besson, Le Monde, 20/11/91.
S. Wuhl, op. cit., p 194.
Ibidem, p 193.
D. Meda, La fin de la valeur travail (1995 b), p 85.
Ibidem, p 88, 90, 99.
D. Meda, Le travail. Une valeur en voie de disparition (1995 a), p 261.