Cette alternative rencontre, elle aussi, de nombreuses critiques, portant notamment sur son caractère utopique. Ses détracteurs s’interrogent sur ses conditions de réalisation. Ils signalent que les exclus actuels ne sont pas dans une position individuelle et collective permettant de développer ce nouvel espace politique et que les personnes en emploi n’ont que peu de motivations personnelles dans la mesure où elles ont déjà leur place dans la société par une participation à la production. Il me semble toutefois nécessaire d’analyser plus en détail les difficultés auxquelles se heurtent les partisans du développement d’alternatives à la centralité du travail pour éclairer une fois encore la toile de fond qu’elles tissent à ma problématique.
Je remarquais précédemment que les discours sur la fin de la centralité du travail étaient dans leur grande majorité très généraux et ne proposaient que rarement des propositions concrètes. G. Roustang propose une explication à cette limite dans son ouvrage « L’emploi : un choix de société » (1987). Evoquant les difficultés de penser la transition de la société et notre paresse à tous (citoyens, professionnels de l’insertion, politiciens ou leaders syndicaux, chercheurs) pour imaginer et défendre de nouvelles alternatives, il rappelle que le privilège accordé dans notre société au travail rémunéré est inscrit dans notre langage. Nous ne pouvons donc définir que par la négative ce qui ne relève pas de l’économie marchande. Il illustre ses propos par l’opposition « travailleur = actif / chômeur = inactif » ; « économie marchande / économie non marchande ou informelle ». Nos capacités à penser et à créer semblent ainsi entravées par l’absence d’un vocabulaire traduisant plus profondément l’empreinte du travail sur l’ensemble de nos systèmes de référence. « Le travail salarié ne va plus représenter qu’une partie minoritaire de notre vie, mais nous jouons tout à son aune ».215
L’une des difficultés est donc de dépasser ce qui a été collectivement institué comme ne pouvant pas ne pas être, ce qui a été investi comme l’idéal et qui à ce titre offre la base d’une vision rassurante de la société. Proposer un modèle alternatif à la centralité du travail suppose d’avoir réussi à surpasser les angoisses liées à la perte de cet objet, angoisses qui, on l’a vu plutôt, peuvent aller jusqu’au sentiment d’annihilation, mais qui se manifestent couramment par la crainte des conséquences dégradantes de l’oisiveté. Cette crainte n’est pas nouvelle comme le rappelle G. Roustang en citant les inquiétudes de l’économiste J. M. Keynes dans un ouvrage de 1931 :216
Il ‘« réfléchissait à ce que serait notre situation lorsque la productivité du travail aurait permis de satisfaire les besoins économiques en une quinzaine d’heures par semaine, et craignait la dépression nerveuse généralisée faute de savoir occuper son temps à des activités non économiques. ’»217
Cette crainte est également certainement ce qui alimente les discours de légitimation du travail qui se développent avec d’autant plus de véhémence que l’objet-travail est menacé dans ses fonctions par la propagation du chômage. Ces discours de légitimation sont présentés par D. Meda comme la volonté de développer à tout prix des emplois, « à tout prix signifiant qu’il est légitime, nécessaire, vital de créer des emplois, même temporaires, même sans contenu, même sans intérêt, même s’ils renforcent les inégalités pourvu qu’ils existent ».218 Ils peuvent prendre la forme d’une pensée idéologique, ronronnante, obsessionnelle, s’accrochant à la répétition du même, pensée autour de laquelle se resserre toute une population menacée dans son identité.
‘« Ces idées s’inscrivent dans la pure tradition du XXième siècle. Elles mettent en évidence ce qui constitue sans doute l’unique mais véritable dénominateur commun des différents courants doctrinaux constitutifs de cette tradition, chrétien – marxiste – humaniste : la croyance en un système utopique du travail, lieu du lien social et de la réalisation de soi. »219 ’On retrouve bien dans cette description ce qui constitue les fonctions premières d’une pensée idéologique : mise à disposition d’un modèle identificatoire et d’un idéal commun, les utopies s’étant progressivement figées dans un modèle immuable, fétichisées et devant être protégées contre vents et marées. Les discours accompagnant la légitimation du travail et décrivant le chômage comme « un mal social d’une extrême gravité, un cancer qui dévore la société et conduit les individus qu’ils touchent depuis trop longtemps à la délinquance... »220 complètent le tableau du modèle idéologique : une distinction marquée entre le dedans et le dehors, entre le bon et le mauvais, entre le statut de travailleur sécurisant et l’exclusion dégradante est établie.
Face à ce qui s’est institué comme un objet immuable, les partisans d’objets alternatifs ont donc la difficile tâche de résister au caractère mortifère et clôturant d’un discours idéologique, pour proposer un autre modèle. D. Meda explique qu’il faut désenchanter le travail,
‘« ... c’est-à-dire le décharger des énergies utopiques qui se sont fixées sur lui depuis deux siècles. Il nous manque toutefois pour opérer ce désenchantement : une généalogie convaincante qui mette en évidence pourquoi le travail s’est chargé de toutes ses espérances, un lieu de substitution où projeter ses énergies utopiques, une ébauche de procédure concrète pour opérer le transfert. »221 ’Elle écrivait dans un autre article qu’atteindre l’idéal d’une bonne société,
« permettant à chacun de développer l’ensemble des activités humaines productives, mais aussi culturelles, amoureuses, amicales, familiales et politiques... » [pouvait paraître utopique et supposait] : « des lieux et structures spécifiques pour permettre l’exercice d’une véritable démocratie locale, et des individus désireux de se réinvestir dans de telles activités ».222
Cette partisane d’une solution alternative à la centralité du travail reconnaît donc elle-même le caractère utopique de sa pensée, et défend l’intérêt de cette utopie pour tenter de déloger une pensée idéologique.
Soulignons les richesses et les limites du modèle proposé :
L’utopie a l’avantage de poser un regard critique sur la situation actuelle. Elle permet d’analyser des dysfonctionnements, d’ouvrir à un questionnement qui peut s’avérer fécond. Elle propose des tentatives de solution et permet de répondre, à sa manière, aux angoisses provoquées par la crise de notre société. Elle a en particulier le mérite et la capacité de proposer un sens à la vie tant sur le plan individuel que sociétal. Notons à ce propos que les angoisses trouvent une réponse d’autant plus satisfaisante que l’utopie se présente comme un projet qui tente d’assigner une place et un rôle à chacun, qu’il offre donc l’illusion d’une société sans faille, au caractère si idyllique que chacun ne peut qu’y adhérer.
Les limites apparaissent, elles, au travers des modalités de réponse aux angoisses. L’utopie peut facilement se laisser prendre dans un fantasme de toute puissance et avoir la tentation de s’imposer comme une vérité incontestable, donc comme une nouvelle idéologie. Elle n’est souvent qu’une illusion de changement dans la mesure où elle se construit en réaction à un modèle dont elle peut reproduire négativement les failles. En proposant l’espace politique comme nouvel objet intégrateur idéalisé, les auteurs risquent, par exemple, de renouveler l’erreur d’un objet dont la centralité s’oppose à une diversité des formes de réalisation de soi et de création du lien social. L’utopie reste enfin bien souvent un rêve à la réalisation incertaine, faute de trouver des lieux où s’inscrire concrètement.
P. Sauvage, Et si on remontait à la source ? (1989), p 174.
Essays in persuasion, traduction française de 1972.
G. Roustang ; L’emploi : un choix de société, p 137.
D. Meda, op. cit., p 16.
Ibidem, p 20.
Ibidem, p 16.
Ibidem, p 192.
D. Meda, La fin de la valeur travail (1995 b), p 92.