1.3 La proposition d’une nouvelle relation au travail.

1.3.1 Deux modèles de transition.

Face à ces deux dernières limites : risque d’opposer à une pensée idéologique de la centralité un autre modèle idéologique et difficulté à passer du rêve utopique à une réalisation effective, je présenterai pour terminer les réflexions de deux auteurs réussissant à modéliser des voies de transformation de nos sociétés, sans exacerber la rupture entre partisans de la centralité du travail et partisans d’autres modèles.

Ces deux auteurs ont en commun de ne pas s’enfermer dans une position idéologique opposant les deux modèles, de reconnaître l’importance du rôle intégrateur du travail, de ne pas vouloir faire table rase de cet objet, mais d’amener plutôt à relativiser le lien d’exclusivité construit depuis des années.

G. Roustang (1987) démontre ainsi la nécessité de « tout à la fois reconnaître la place encore essentielle de l’économie et de l’emploi rémunéré dans nos sociétés et d’amorcer une évolution qui les relativise... »223 sans pour autant identifier « travail » et « aliénation », « hors travail » et « libération – épanouissement ».

Il rappelle en premier lieu que, dans notre société, l’économique organise depuis des décennies les relations entre les hommes et a rendu possible l’autonomie des individus : « le travail rémunéré a donné à chacun son statut social et garanti son indépendance ».224 Il explique toutefois dans un deuxième temps que cela n’empêche pas de reconnaître également aujourd’hui l’importance des activités désintéressées pour assurer une insertion sociale et un développement personnel. Ces propos rejoignent ceux des partisans d’autres objets intégrateurs sur la dénonciation d’une société organisée autour du seul échange marchand. L’auteur se montre sévère pour les mutations au service de la reprise économique poursuivant toujours actuellement la même finalité d’accumulation des richesses. Il invite toutefois à ne pas refuser en bloc ce système et prône un changement progressif conduisant à une vie sociale moins centrée sur la production, à un partage plus égalitaire du travail, redonnant la primauté aux relations entre hommes plutôt qu’aux relations aux choses.

Il décrit les stratégies possibles pour favoriser cette transition et permettre progressivement de valoriser les activités non rémunérées comme d’autres objets intégrateurs, parallèlement ou successivement, à une activité professionnelle. Cette valorisation ne peut passer par l’obligation pour les exclus d’investir des objets de substitution par défaut, mais par « la constitution d’une “base sociale” au sein des couches moyennes attirées par la constitution d’un espace d’activité et d’échange social en dehors des normes actuelles du travail contraint ».225 Il souligne donc la nécessité de rendre attractives, attrayantes et accessibles des activités sportives, culturelles, artistiques, par une éducation ne privilégiant pas trop exclusivement la préparation à la vie professionnelle226 et par une souplesse des conditions de travail, afin de permettre à des personnes actuellement en emploi d’opter pour « le temps choisi » et par là même de libérer de l’emploi pour ceux qui le souhaitent.

L’objectif final visé est sans doute très proche de celui de S. Wuhl dans son ouvrage « Les exclus face à l’emploi » (1992), même si les deux auteurs ne concentrent pas leurs efforts premiers sur le même objet. S. Wuhl commence par un renforcement de la relation à l’objet-travail pour les exclus, G. Roustang par un renforcement de la relation aux objets non-travail pour les travailleurs.

Des réflexions proches, sur l’idée d’une transition de nos sociétés et non d’une rupture, sont présentées par Y. Barel dans son article « Le Grand Intégrateur » (1990). Cet auteur fait la conjecture que depuis quatre siècles environ l’activité travail jouait le rôle de « Grand Intégrateur de nos petites pensées et actions personnelles et de nos grandes pensées et actions “sociétales” »227 mais que nous sommes aujourd’hui dans une période de défaillance de ce « Grand Intégrateur » sans disposer d’intégrateur de remplacement.

Cette hypothèse doit être restituée dans son cadre théorique pour être comprise. Y. Barel pense qu’il existe entre l’individu et la société « un réseau ou une cascade d’intégrations multiples, intégrations qui se heurtent, se chevauchent, s’articulent, se complètent, s’entre-détruisent, avec chacune leur modalité, leur finalité, leur temporalité ».228 Il évoque l’intégration familiale, scolaire, professionnelle, sociale, politique, culturelle... Ces différentes formes d’intégration « ont besoin elles-mêmes d’être intégrées entre elles », par un principe, un paradigme, un « Grand Intégrateur » permettant leur coexistence « sans faire disparaître les différences ou les conflits, mais en les rendant non explosifs et parfois mobilisateurs ».229 Ce « Grand Intégrateur » permet que trois fonctions essentielles soient remplies : l’organisation, le maintien de l’ordre et la création de sens individuels et sociaux.

La défaillance de ce « Grand Intégrateur » ne prend pas pour Y. Barel valeur de catastrophe, d’effondrement des repères et ne confronte pas à l’angoisse d’une incapacité à reconstruire d’autres modèles. Y. Barel ne s’empare pas des modèles utopiques qui s’offrent comme propositions de réorganisation pour faire taire ses inquiétudes. Sa modélisation du processus d’intégration le conduit plutôt, et de manière très optimiste, à montrer que notre civilisation porte en elle-même l’ensemble des ingrédients nécessaires à une transformation et à une réadaptation et que chacun peut constituer par sa contribution individuelle ou par la proposition de projets « grand-sociétaux » à l’évolution en cours.

Cette affirmation mérite là encore de revenir sur certaines conceptions théoriques de l’auteur. Y. Barel distingue deux principales acceptions du mot « intégration » : le processus par lequel une collection hétéroclite d’éléments se transforme en un ensemble unifié, et le processus par lequel un élément est assimilé, incorporé, de manière à se fondre à un ensemble déjà existant. Il souligne l’erreur sociologique consistant à n’utiliser très souvent que la deuxième définition en oubliant que l’ensemble n’est pas un groupe intégrateur constitué de manière immuable — un déjà là qui n’évolue pas — mais le résultat de processus d’intégration permanents. « Il faut se rendre compte qu’il existe toute une plage de pratiques sociales et personnelles où c’est le social qui se forme à travers l’intégration des individus, et les individus qui se forment à travers l’intégration du social ».230

Il souligne aussi que l’intégration a besoin de marginalités comme repoussoirs, marginalités qui dans leur tension avec la norme contribuent à la faire évoluer. Il note enfin qu’il est nécessaire de compléter la vision simpliste de la marginalité visible par le concept de marginalité invisible : certains individus sont correctement intégrés individuellement et socialement, mais ne rejettent pas pour autant les alternatives de choix de vie qui feraient d’eux des marginaux.

‘« ...l’individu, ou le groupe, se met à vivre un dédoublement, une sorte d’équivalent social du dédoublement de la personnalité, dès lors que la logique alternative de comportement, pour potentielle et invisible qu’elle demeure même pour l’individu ou le groupe concernés, commence à prendre une consistance et une présence dans une vie qui reste dominée par l’intégration. »231

Notre société tout entière est pour Y. Barel en train d’expérimenter ce double fonctionnement : elle continue à vivre comme si le travail demeurait le « Grand Intégrateur », mais expérimente en parallèle dans des pratiques individuelles, dans des évolutions sociales et éducatives, une autre organisation de la société. L’ensemble des réflexions développées dans le champ de l’insertion, le développement de l’intérêt pour des activités créatives et artistiques, l’évolution du discours éducatif sur le devoir professionnel seraient autant d’objets d’étude de cette expérimentation de nouvelles pistes.

‘« Il y a des moments précis dans l’histoire des hommes où leur collectivité, qui n’est pas prête à abandonner sa raison de vivre telle que le temps et l’usage la lui ont léguée, commence à expérimenter, sans même s’en rendre compte, d’autres raisons de vivre, ou à se mettre en quête de ces raisons si elles n’existent pas encore qu’à l’état de rêves sociaux inaboutis et inaboutissables. »232

Il ne s’agit pas par conséquent d’attendre un nouveau « Grand Intégrateur » structuré, organisé, proposé, prêt à l’usage par un grand penseur ou un groupe dirigeant, mais de réaliser que les modalités d’intégration sont en cours de construction dans la multitude d’interactions sociétales. Il ne s’agit pas de choisir entre deux intégrateurs, mais de réussir la « performance de choisir et de ne pas choisir »233, d’accepter, pour le dire autrement, la continuité qu’offre une situation paradoxale.

Notes
223.

G. Roustang, op. cit., p 89.

224.

Ibidem., p 87.

225.

S. Wuhl, op. cit., p 195.

226.

G. Roustang prône une éducation qui « favorisera une utilisation plus active du temps libre et plus créative du temps professionnel », p 130.

227.

Y. Barel, Le grand Intégrateur, p 91.

228.

Ibidem., p 89.

229.

Ibidem, p 90.

230.

Ibidem, p 88.

231.

Ibidem, p 93.

232.

Ibidem, p 94.

233.

Ibidem, p 93.