2.1 Les trois types de vécu du chômage.

D. Schnapper décrit trois types de vécus du chômage : le chômage total, le chômage différé et le chômage inversé. Elle s’efforce de repérer pour chacune de ces formes la nature des comportements et sentiments vécus, mais aussi de lier les particularités de ces réactions au profil sociologique des individus (sexe, âge, niveau de qualification, nature de l’emploi occupé précédemment) et à la place et aux rôles que tenait l’emploi perdu dans leur vie. Sa typologie prend par conséquent en compte l’aptitude des chômeurs à adopter des activités de substitution et à s’investir dans un statut alternatif, la richesse de leur réseau social indépendant de l’activité professionnelle et la qualité de leurs relations familiales. Notons que pour D. Schnapper le vécu « chômage total » est le plus répandu et celui qui s’impose à la très grande majorité des chômeurs de longue durée. Le chômage différé et le chômage inversé ne sont envisagés, dans cette modélisation, que comme des étapes transitoires ne pouvant qu’évoluer à plus ou moins long terme vers le chômage total.

Les descriptions des comportements et sentiments caractéristiques du vécu de chômage total rejoignent les premières analyses sociologiques du chômage évoquées dans le chapitre II. Les chômeurs ont pour seul objectif de retrouver un emploi stable, qui est pour eux le mode privilégié ou unique de l’expression de soi dans la société. Ils vivent leur situation comme une déchéance et une humiliation, marquée par l’ennui, le vide de l’existence, le repli sur soi. Les réseaux de solidarité antérieurs, qui pouvaient déjà être restreints en période de travail, s’affaiblissent davantage. Les sujets s’inscrivent dans un processus de désocialisation de plus en plus marqué. Ce vécu du chômage correspond d’abord à des travailleurs manuels, des cadres d’origine et de niveau culturel modestes, mais concerne toutes les catégories de population après allongement de la période d’inactivité. D. Schnapper ajoute dans la réédition de son ouvrage en 1994, que la majorité des allocataires du RMI vivent ainsi leur chômage.

Le chômage différé concerne des chômeurs de niveau social élevé, généralement urbains, chez qui l’activité professionnelle, le niveau de formation et les responsabilités sont très valorisés. D. Schnapper le décrit aussi comme le « statut de cadres au chômage ».

Ces personnes transforment leur période de chômage en période d’activité sur le mode du « comme si ». Elles investissent la recherche d’emploi comme véritable métier, requérant temps, énergie et compétences, métier qui ne s’improvise pas, demande un apprentissage et l’acquisition de savoir-faire. Elles opposent ainsi au vide et à l’ennui, un emploi du temps rempli par les démarches à réaliser, les dossiers à constituer, les contacts à prendre. Elles retrouvent dans la recherche d’un emploi et dans la mise en place d’activités destinées à augmenter leurs chances de trouver un travail (bilan de compétences pour faire le point sur soi et sa pratique, formation pour acquérir des compétences supplémentaires, bénévolat pour entretenir un réseau, etc.) une charge de travail et de pensée équivalente à celle imposée par leur activité professionnelle perdue. Ces activités leur procurent un sentiment de valorisation et d’occupation suffisant pour résister au sentiment de dévalorisation sociale associé au statut de chômeur.

D. Schnapper signale que ce vécu est également marqué par la perte du plaisir trouvé dans des activités extra-professionnelles et par la concentration de toute l’énergie sur le seul projet de trouver un travail. Cet objectif devient une véritable obsession, le seul point de vue et la seule grille de lecture de ce qui se passe autour du sujet.

Elle note enfin, que cette « négation volontaire de la condition de chômeur pour pouvoir la surmonter » s’effrite avec le temps. Effritement d’autant plus rapide que le chômeur est âgé ou autodidacte. Le vécu évolue alors vers le chômage total : l’humiliation, mais aussi l’indignation d’être jugé trop vieux pour être engagé, alors que le sentiment personnel d’être toujours apte reste lui encore très vif.

‘« ... la défense qu’opposent les chômeurs, qui viennent de perdre leur emploi, à la déprofessionnalisation en transfigurant la recherche d’emploi en une véritable activité professionnelle devient progressivement inefficace. Le chômeur a appris, au cours des mois, les démarches à effectuer, il connaît désormais les moyens de présenter son dossier, de décoder les offres d’emploi : après un an de chômage, la recherche d’un emploi ne constitue plus un pseudo- métier qui permette de vivre l’activité professionnelle sur le mode du “comme si”. »235

Le dernier type de chômage décrit par D. Schnapper est le chômage inversé. Il regroupe deux vécus fort proches : le chômage comme « vacances de rentiers provisoires » et le chômage comme « vie d’artiste », correspondant à deux populations disposant d’un statut substitutif à celui de travailleur.

La première est composée essentiellement de jeunes ayant encore peu travaillé, de formation secondaire ou supérieure généralement inachevée, qui ressentent une forte aversion pour le travail régulier, routinier, exécuté sous dépendance hiérarchique. Le temps de chômage est consacré à des occupations habituellement caractéristiques des vacances « voyage, promenade, lecture, cinéma, rencontre avec des amis », c’est-à-dire à la réalisation d’activités pour soi, pour le plaisir, en l’absence de contrainte. Cet emploi du temps ne donne lieu à aucun sentiment de honte ou de culpabilité ; les personnes rencontrées décrivent le plaisir d’avoir du temps, de renouer avec des passions délaissées, de faire des choses intéressantes dont prive habituellement un emploi et qui correspondent pourtant à la « vraie vie ».

La seconde population concernée par le chômage inversé regroupe des artistes ou des intellectuels qui ont toujours opposé l’activité professionnelle aux « exigences du délice de leur vocation ». Le travail n’est perçu par ce groupe que comme le pourvoyeur d’un revenu utile pour se consacrer à la création, qui est, elle, définie comme le vrai travail, le travail sans obligation ni contrainte. Ce pourvoyeur risque toutefois de monopoliser toute l’énergie du sujet et de bloquer un processus créatif. Le chômage est alors l’occasion d’échapper à une activité aliénante qui ne permet pas de respecter les rythmes personnels et de vivre de manière authentique. Il est « une chance donnée aux gens de pouvoir réfléchir sur leur condition et de pouvoir faire autre chose »236. Il est aussi vécu comme une période satisfaisante de disponibilité pendant laquelle le sujet choisit sa vie et qui se révèle fort enrichissante notamment sur le plan des relations sociales. D. Schnapper note que pour ce public, « l’identité par le discours [sur l’authenticité, la création...] remplace l’identité sociale que donne normalement l’activité professionnelle ».237

La sociologue précise dans l’avant-propos de sa nouvelle édition que le chômage inversé existe également aujourd’hui chez des femmes de niveau social modeste qui trouvent dans le statut de parent un statut substitutif à celui de travailleur et qui argumentent le caractère enrichissant de leur expérience et l’importance des valeurs familiales.

On peut sans doute en trouver un autre exemple chez les chômeurs décrit par S. Wuhl comme s’opposant au modèle consumériste diffusé par les médias audiovisuels. L’auteur fait ici référence à une hypothèse de J. Gautrat et M.S. Rushton238 (1991) sur la perte d’attractivité de l’emploi comme statut privilégié pour certaines personnes en rupture avec les normes édictées par la couche moyenne. Ces personnes, pour des raisons initialement économiques qui se seraient ensuite autonomisées pour prendre un poids sociologique, pourraient ainsi valoriser la période de chômage, comme occasion d’échapper à une société de consommation dans laquelle elles refusent de se reconnaître et de s’inscrire.

Le chômage inversé est pour D. Schnapper, tout comme le chômage différé, une période transitoire liée à une absence provisoire d’inquiétude financière. Elle ne peut d’autre part concerner que des gens qui n’ont pas intériorisé les normes de la vie professionnelle et n’accordent pas de valeur au travail parce qu’ils ne sont pas encore « installés dans la vie ». « Objectivement et subjectivement, ils ne sont pas entrés sur le marché du travail régulier et se réfèrent aux normes et aux valeurs d’un univers provisoirement non professionnel ».239 Elle compare leur comportement à « l’attitude d’irresponsabilité, comparable à celle des élèves vivant dans leur famille ou des étudiants de condition aisée renforcée par la situation d’assistés que confère la protection sociale ».240 Elle ajoutera plus loin pour le chômage inversé des artistes qui s’agit là encore d’une relation non mature à l’objet-travail : « ... d’une certaine façon, la vie d’artiste reste l’expression la plus pure de l’adolescence bourgeoise, prolongée aussi longtemps que les conditions objectives le permettent ».241

Notes
235.

D. Schnapper, op. cit., p 231.

236.

Homme de 30 ans cité par D. Schnapper, op. cit., p 184.

237.

D. Schnapper, op. cit., p 187.

238.

J. Gautrat, M.S. Rushton, Insertion des bénéficiaires du RMI et pratiques de l’ANPE. Etude pour la commission nationale d’évaluation du RMI, p 101, cité par S. Wuhl, Les exclus face à l’emploi, p 186.

239.

D. Schnapper, op. cit., p 174 et 176.

240.

Ibidem, p 168.

241.

Ibidem, p 187.