2.2 Relecture de ce modèle au regard de ma problématique.

La confrontation des propositions de D. Schnapper à la grille proposée par ma problématique offre une nouvelle voie d’approche à la question de l’exclusivité de la relation à l’objet-travail.

Le chômage total peut être décrit comme le vécu de personnes ayant établi un lien de totale exclusivité à l’emploi, subissant de plein fouet les messages disqualifiants de l’environnement et, semble-t-il, dans l’incapacité de faire le deuil du travail. L’hypothèse A1bis s’applique directement à un tel public. La satisfaction des besoins d’auto-conservation et des besoins du Moi paraît inéluctablement liée à l’objet-travail.

Le chômage différé concerne des personnes ayant établi un lien très fort à l’emploi et qui, confrontées à la rupture de celui-ci, mettent en place une stratégie défensive pour ne pas vivre la dépression liée à la perte. Cette stratégie consiste au réinvestissement immédiat, bloquant le travail du deuil, d’un objet substitutif qui remplit le vide laissé par la perte de travail. L’objet substitutif (la recherche d’emploi et les activités visant à favoriser celle-ci) parvient provisoirement à garantir la satisfaction des mêmes besoins du Moi que l’objet-travail. Il assure en effet des fonctions défensives et élaboratives grâce à une activité qui occupe l’esprit, canalise l’énergie, permet de rencontrer d’autres personnes et d’agir sur son environnement, des fonctions narcissiques avec le statut de chercheur d’emploi à temps plein et le mérite qui y est associé. Cet objet substitutif n’a toutefois qu’une valeur de remplacement provisoire et son efficacité défensive est à payer du prix d’un renforcement du lien à l’objet-travail, lien devenant de plus en plus exclusif au détriment de l’investissement d’autres activités. On comprend alors que cet objet substitutif ne peut résister très longtemps aux angoisses et affects dépressifs liés à la perte. Son pouvoir de compensation cède progressivement et le sujet est confronté au risque d’un chômage d’autant plus total qu’il a perdu, pendant la phase de recherche active, le goût et le plaisir de tout investissement extra-professionnel.

Nous verrons en quoi ce mécanisme défensif est très lié à l’hypothèse A2bis : Les dispositifs d’insertion peuvent en effet être analysés comme un cadre soutenant un chômage différé, mais confrontant également au même risque de renforcement de l’exclusivité de la relation en idéalisant l’objet-travail.

Le chômage inversé concerne lui des personnes qui ne semblent pas vivre leur inactivité professionnelle comme une perte douloureuse et comme une phase de deuil. Cela peut se comprendre par l’absence d’un lien antérieur solide et durable à l’objet-travail et par la diversité des autres types d’investissements développés : ces investissements offrent au sujet autant d’objets pouvant garantir la satisfaction des besoins du Moi. Cette population semble confirmer l’hypothèse que la souffrance liée au chômage est d’abord due à une relation d’exclusivité à l’objet-travail.

Il sera intéressant de s’interroger sur les objets alternatifs au travail utilisés par les personnes vivant un chômage inversé et décrits par D. Schnapper en terme d’activités pour soi, de vocation et d’activités créatives. Ces trois types d’objets me semblent recouvrir, sur le plan psychique, des règles et des réalités fort différentes. Quelles fonctions garantissent-ils l’un ou l’autre pour l’équilibre psychique du Moi ? Quelles formes d’étayage constituent-ils ?

Dans la continuité de ce questionnement, les propos de D. Schnapper sur le caractère adolescent du comportement des personnes vivant un chômage inversé invitent à s’interroger sur une relation à l’objet-travail qui se construirait, pour aboutir à une maturité. En quoi consisterait cette maturité de la relation ? Je mettrai ce questionnement en écho avec les remarques de l’auteur sur le caractère provisoire du chômage inversé, associé de manière absolue à une tranquillité sur le plan financier. D. Schnapper remarque que les sujets insistent souvent sur la modestie de leurs besoins et elle interprète ce type de discours comme le signe d’une immaturité, propre à des adolescents sur lesquels ne pèse pas encore la charge de la vie d’un adulte. La possibilité de vivre durablement de cette façon ou même de s’en satisfaire après une longue période d’emploi n’est pas envisagée par l’auteur. Est-ce à dire qu’elle exclut la possibilité d’un deuil du travail qui mènerait à réorganiser le rapport à l’argent et à la consommation ? Cela signifie-t-il, pour le formuler autrement, que pour D. Schnapper le deuil du travail n’est pas envisageable lorsque la relation à l’objet-travail est arrivée à maturité ?

Nous verrons en Partie 3 quels éléments de réponse peut apporter mon matériel clinique à l’ensemble de ces questions. Notons à présent que se trouvent soulevées ici de nombreuses questions auxquelles j’apporterai progressivement des éléments de réponse :

la maturité évoquée par D. Schnapper, maturité correspondant à l’adultité sociale, peut-elle s’accorder avec la maturité d’une relation objectale au travail, c’est-à-dire avec l’existence d’un lien souple et non exclusif à cet objet ? Un des obstacles au deuil du travail ne résiderait-il pas dans l’opposition pouvant exister entre les modèles collectivement proposés au sujet pour être adulte et la nécessité pour gérer la perte de ne pas s’enfermer dans une relation immature à l’objet-travail ?

Le modèle social d’adultité ne peut-il être envisagé comme l’utilisation de la société pour « transitionnaliser » les questions existentielles sur la satisfaction des différents besoins du sujet ? Ne peut-on pas alors décrire le travail psychique imposé aux chômeurs comme la réactivation de la position adolescente, c’est-à-dire comme la remise à jour des questions habituellement dissimulées par l’organisation sociétale et par l’obligation d’y trouver de nouvelles réponses ?