3.1 Le travail comme élaboration psychique.

F. Lévy propose d’éclaircir le sens freudien du travail en abordant ce terme de manière très différente de ce qui a été fait jusqu’alors par les psychanalystes et traducteurs de l’oeuvre freudienne. Ceux-ci ont, d’après lui, fait l’erreur de « vouloir départager les diverses acceptions dévolues au « travail » suivant qu’il s’articule au rêve, à la production de biens, au deuil ou à l’activité de l’analysé ».242 Ce « souci étranger à la théorie freudienne » les a conduit à une impasse dont les difficultés de traduction sont une première illustration, mais qui explique également que le travail ne figure pas « à l’inventaire des concepts fondamentaux de la psychanalyse, alors qu’il en constitue, en tant que complément antithétique de la résistance, un ressort essentiel ».243 F. Lévy souhaite remédier à cette mise à l’écart en mettant à jour le mouvement ou le dénominateur commun des diverses manifestations psychiques décrites grâce au mot travail, quelles que soient par ailleurs leurs particularités individuelles.

Sa réflexion cherche en fait à démontrer que « le travail recouvre un seul et unique “objet de pensée” chez Freud — qu’il s’associe aux rêves ou au deuil, ou qu’il se rapporte (...) aux efforts de l’homme en vue de se protéger contre la nature, d’une part et d’autre part, au progrès de l’humanité ».244 Il évoque pour l’ensemble de ces situations une « nécessité ontologique », une obligation inhérente au fonctionnement humain, une exigence qui s’impose au sujet et dont il ne peut se dispenser. Tout comme le travail au sens d’action matérielle sur l’environnement est une nécessité liée à la fragilité humaine et à l’obligation pour survivre, de s’adapter et de transformer une nature hostile, le travail psychique est une exigence interne indispensable à la survie du sujet, c’est-à-dire de l’homme comme être pensant.

Cette exigence n’est guère justifiée par F. Lévy qui la présente comme « une sorte de “programmation fonctionnelle” du psychisme », comme un « impératif » ou « un déterminisme qui régit la vie mentale ». Elle peut, en revanche, très bien être comprise grâce aux travaux de différents auteurs sur la naissance et la perpétuation de la vie psychique.

P. Aulagnier l’explique, par exemple dans son article « Condamné à investir » (1982). Se reconnaître et se faire connaître par l’autre comme existant nécessite un travail de mise en pensée. Sans représentation psychique, il n’existe ni corps, ni objet, ni réalité, ni sujet. « Condamné pour et par la vie à une mise en pensée et à une mise en sens de ton propre espace corporel, des objets buts de tes désirs, de cette réalité avec laquelle tu devras cohabiter. (...) Tel est le verdict qui frappe le Je dès son surgissement sur la scène psychique ».245 L’auteur souligne de plus en quoi cette exigence de travail psychique indispensable à l’existence du sujet s’alimente elle-même sans discontinuer. Si penser et investir sont les deux fonctions sans lesquelles le sujet ne peut exister, souffrir est « le prix qu’il devra payer pour ce faire ».246 La réalité perçue et investie ne se révèle, en effet, pas toujours en accord avec son désir. Elle est à l’origine de souffrance, et donc, d’un désir de fuite et de désinvestissement de ce qui est pourtant indispensable à la vie. Le sujet doit alors penser « son propre éprouvé de manière à opérer une liaison entre une souffrance dont il ne peut nier ni la présence ni les effets et une cause qui puisse, elle, rester support d’investissement ».247 Exister psychiquement suppose par conséquent un travail de symbolisation entraînant à son tour de nouvelles exigences d’élaboration et de mise en sens. Renoncer à cette nécessité, c’est renoncer à soi comme sujet vivant et désirant : « s’auto-désinvestir » pour utiliser la formule de P. Aulagnier.

« La nécessité ontologique », point de convergence entre travail et fonctionnement psychique explique, pour F. Lévy, le choix sémantique de S. Freud. Le fondateur de la psychanalyse ne se serait pas soucié, contrairement à ses traducteurs, de savoir si le mot travail était habituellement utilisé en psychologie pour parler d’une activité consciente, c’est-à-dire exclusive du Moi et de liaisons secondaires de l’énergie. Il n’aurait vu aucun inconvénient à l’utiliser aussi bien pour des fonctionnements conscients qu’inconscients, aussi bien pour des mouvements s’exerçant à l’encontre des résistances du Moi, qu’à celle du Surmoi ou du ça. Il aurait, en revanche, profité du dénominateur commun entre deux réalités distinctes, pour utiliser par la suite les vertus métaphoriques du travail afin de décrire un certain nombre d’activités psychiques complexes (Ausarbeitung pour « l’activité psychique de formation des symptômes hystériques », Traumarbeit pour le rêve, Durcharbeiten pour la cure analytique, Trauarbeit pour le deuil, Kulturabeit pour la civilisation).

F. Lévy illustre en quoi cette utilisation métaphorique a pu être intéressante pour S. Freud, pour penser et faire comprendre ses conceptions du fonctionnement psychique, en détaillant l’intérêt du mot travail pour parler de la cure analytique. La pression exercée sur le front du patient dans la préhistoire analytique peut être décrite comme un travail fourni par le médecin, qui « s’emploie à appuyer contre — pour ne pas dire qu’il pousse — quelque chose qui, ipso facto, sera supposé “résister” ». Le passage à la libre association des pensées « implique une nouvelle répartition du travail entre soignant et soigné : c’est ce dernier qui devra fournir le quantum d’énergie nécessaire à produire l’équivalent d’une pression sur le front ». L’analyse s’oppose ainsi à l’hypnose, où « seul le médecin se fatigue », par « la quote-part de travail qui incombe à l’analysé ». « L’association des pensées apparaît donc (...) comme un authentique travail dont le thérapeute se décharge sur le patient ».248

La richesse des représentations métaphoriques permises par le travail est également clairement repérable dans la description du processus de deuil, tant dans ses échecs que dans ses réussites. Rappelons pour exemple les expressions de J. Guillaumin dans L’Objet (1996) : « deuils bloqués ou inachevés » ; « reprise des malfaçons des deuils récents ou anciens » grâce au processus transférentiel de la cure. Le choix du mot travail pour parler du deuil marque en fait ce processus du sceau de l’activité et du mouvement. Il permet de bien faire comprendre que le deuil fait passer d’une perte subie, c’est-à-dire d’une position de passivité maximale à « une reprise active dans la vie psychique qui vient faire pièce à l’insupportable de cette passivité ».249 Comme le souligne F. Lévy, le terme travail est donc très parlant pour évoquer les différentes formes de liaison propre à l’appareil psychique, deuil, ou tout autre processus psychique tentant de manière plus ou moins élaborée, réussie ou pathologique, de donner un sens à la rencontre du sujet et de ses désirs avec son environnement. Il facilite la compréhension de ces modalités d’élaboration psychique en les décrivant comme ce qui permet de faire face aux événements extérieurs, de se les approprier sans être débordé, de maîtriser la situation plutôt que de la subir, en un mot de gérer le traumatisme.250

Le temps nécessaire aux différents processus témoigne de l’ampleur et de la difficulté de la tâche : la symbolisation n’est pas un travail facile, elle nécessite une nouvelle remise sur le métier pour une meilleure subjectivation. La construction d’un Moi unifié suppose de multiples reprises dans l’après-coup de ce qui a d’abord résisté à la mise en lien et qui constitue les points de blessure et de fragilité de notre psychisme.

Notes
242.

F. Lévy, La notion de travail chez Freud à l’endroit de la civilisation et de la cure analytique (Kulturarbeit et Durcharbeiten), p 461.

243.

Ibidem, p 459.

244.

Ibidem, p 470.

245.

P. Aulagnier, Condamné à investir, p 309.

246.

Ibidem, p 312.

247.

Ibidem, p 310.

248.

F. Lévy, op. cit., p 474.

249.

M. Hanus, op. cit., p 20.

250.

Le lecteur aura noté l’usage répété des verbes d’actions en lien avec la métaphore du travail.