1.1 Les besoins du sujet.

Le terme de besoin est très vague : il est non seulement utilisé par de très nombreuses disciplines et dans des acceptions différentes, mais sa définition a souvent été remaniée à plusieurs reprises au sein de chaque champ théorique. Clarifier l’usage qui en sera fait ici paraît donc d’autant plus important. Je ne procéderai pas pour cela à une revue exhaustive des différents sens de ce mot, mais donnerai les éléments clefs pour comprendre la suite de mes propos.

Mon choix terminologique repose sur le concept de besoins du Moi proposé par D.W. Winnicott. Ce concept que je définirai précisément ultérieurement met en évidence la diversité des besoins de l’enfant et permet en particulier de les diviser en deux grands registres : les besoins physiologiques et les besoins psychiques. Les premiers correspondent à ce que S. Freud nomme pulsions d’auto-conservation : « besoins liés aux fonctions corporelles nécessaires à la conservation de la vie de l’individu ».251 Les seconds peuvent, on le verra, être envisagés comme des besoins de nourriture et de soins psychiques dont la satisfaction est nécessaire pour la construction et le maintien d’un équilibre psychique harmonieux.

J’envisagerai donc tout le long de mon écrit les besoins du sujet comme l’ensemble de ces deux registres. Ce dualisme qui consiste à opposer grossièrement le corporel ou le matériel au psychique est naturellement très insatisfaisant pour la compréhension de l’être humain dans son unité psychosomatique mais me paraît un choix méthodologique intéressant — et sans doute indispensable — pour clarifier les fonctions psychiques tenues par l’activité professionnelle et comprendre les différents niveaux d’intrication entre cet objet et le fonctionnement moïque.

La distinction des deux registres me permettra en particulier d’insister sur le fait que le chômage ne peut être analysé comme une simple perte de revenu.

Soulignons à ce propos que l’on peut s’étonner de la faible part tenue par la question financière dans ma réflexion : la perte de l’activité professionnelle n’est-elle pas en premier lieu la perte des entrées d’argent nécessaires pour vivre convenablement ? Ne peut-on pas supposer que sans ce problème d’ordre économique, tout un chacun, ou tout du moins une grande partie de la population, se passerait aisément de travailler et n’aurait aucune difficulté à faire le deuil du travail ? Le postulat sur lequel repose l’ensemble de ma réflexion est une réponse négative à de telles interrogations. L’accompagnement des publics en grandes difficultés financières montre bien que l’exclusion n’est pas seulement un problème d’argent et que même si cette préoccupation tient souvent le devant de la scène, les souffrances et revendications exprimées parlent indirectement d’une autre pauvreté, d’une autre atteinte des besoins du sujet. J’en prendrai pour exemple cette remarque d’un homme de 37 ans, au chômage depuis deux ans et traversant une période de dépression importante, nécessitant un suivi psychiatrique pour ne pas être totalement submergé par les angoisses paranoïdes : « L’avenir je le vois très mal (...). Ce qui me fait peur aussi, c’est la baisse de mes indemnités... C’est pour ça que j’aimerais retrouver une activité. Même un peu de bénévolat pour m’occuper l’esprit... » L’association de la baisse des indemnités au souhait d’une activité bénévole est étrange au vu d’une logique purement financière mais montre que l’emploi est perçu au delà d’une activité rémunératrice comme ce qui participe à l’équilibre global. Les personnes bénéficiant d’une allocation d’adulte handicapé ou d’une pension d’invalidité et continuant à réclamer activement un travail qui ne leur permettra pas d’obtenir un revenu supérieur témoignent de la même réalité.

De tels propos ne signifient pas que je négligerai l’importance de pouvoir assumer, de manière autonome, ses besoins financiers, mais que je m’efforcerai au contraire de toujours prendre en compte l’ensemble des besoins du sujet et leurs inévitables intrications. Ce parti pris correspond à la volonté de montrer que les besoins du Moi ne sont pas des besoins secondaires au sens où l’existence du sujet n’en dépendrait pas. Le modèle winnicottien des besoins du Moi, étayé sur une large clinique des carences précoces, démontre bien au contraire le caractère indispensable de ces besoins psychiques pour la survie de l’enfant. La clinique du chômage de longue durée montre quant à elle que ces besoins restent capitaux à l’âge adulte. S’il n’en va pas directement de la vie ou de la mort de l’individu, c’est la question de sa souffrance et de son équilibre psychiques qui est en jeu.

La distinction de besoins primaires et de besoins secondaires, et la hiérarchie de ces besoins, telle qu’elle a été proposée par A. Maslow, n’en demeurera pas moins intéressante. Le fait que les deux registres soient importants pour l’équilibre global n’empêche pas que certains sujets soient amenés, dans des situations de crise, à sacrifier l’un des deux champs de satisfaction pour préserver l’autre. Cette logique de survie va toutefois de pair avec une profonde atteinte de leur intégrité comme je le montrerai dans les développements ultérieurs.

Notons enfin qu’envisager deux registres de fonctions tenues par le travail s’apparente à la classique distinction entre deux sources de satisfaction et de motivation dans le travail professionnel.

‘« Les premières — externes — sont liées à l’échange fait entre le travail et ce que l’organisation donne au travailleur : salaire, sécurité de l’emploi, avantages sociaux, retraite, congés payés... Les secondes — internes — concernent le contenu du travail lui-même, sous de multiples aspects : sa valeur sociale, mais aussi l’occasion qu’il donne de développer ses capacités, son intérêt intrinsèque, les responsabilités confiées, l’autonomie dans les décisions, etc. »252

Le travail se voit ainsi attribuer deux valeurs essentielles : valeur instrumentale et valeur de réalisation personnelle, valeurs tour à tour privilégiées en fonction de l’histoire personnelle ou du groupe socio-professionnel d’appartenance, valeurs très souvent intriquées dans la mesure, par exemple, où la hauteur de la rémunération est souvent confondue, dans notre société, avec la valeur sociale. Je reviendrai sur cette intrication/confusion ultérieurement. Elle conduit en effet à souligner les limites d’une analyse séparant besoins d’auto-conservation et besoins du Moi, et à rester attentif, au delà de la nécessité initiale de distinction des deux registres, à la globalité du sujet, c’est-à-dire aux voies de passage entre ces deux registres.

La légitimation du parallèle pouvant être fait entre valeur instrumentale et besoin d’auto-conservation va être explicitée à présent.

Notes
251.

J. Laplanche, J.B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse : Pulsions d’auto-conservation (1957).

252.

C. Lévy-Leboyer, J.-C. Spérandio, Traité de psychologie du travail (1987), p 33.