1.1.1 Les besoins d’auto-conservation.

La définition des motivations instrumentales au travail donnée précédemment peut sembler bien large par rapport à l’idée d’auto-conservation et va me conduire à préciser davantage l’usage que je ferai de ce terme. Je rappelle que la première opposition : besoin du Moi/besoin d’auto-conservation correspondait à un dualisme besoins corporels ou matériels/besoins psychiques. Comment définir ces besoins corporels ou matériels ? L’acception freudienne limitée aux besoins physiologiques pouvait être une réponse et a facilité la première étape de mon raisonnement. Elle correspond aux besoins appelés « naturels ». On sait toutefois qu’il est bien difficile — pour ne pas dire impossible — dé départager clairement ces besoins naturels des besoins sociaux et historiques. Comment, en effet, définir de manière objective ce qui est nécessaire à l’existence ? Economie et philosophie achoppent sur une telle question et la logique de consommation de notre société ne peut que complexifier ce repérage des vrais et faux besoins.

La notion de besoins d’auto-conservation est donc très subjective et permet une certaine liberté dans le choix de sa définition. J’évoquerai pour ma part grâce à cette expression l’ensemble des besoins considérés comme fondamentaux dans une société. Ce choix s’inspire des récents modèles de la pauvreté comme notion relative, par opposition aux conceptions de pauvreté absolue. Etre pauvre n’a de sens que par rapport au niveau de développement d’une société et aux systèmes de valeurs qu’elle porte. L’idée de besoins fondamentaux reste encore ambiguë mais est en partie clarifiée en référence à un modèle dominant de consommation. Le travail sera donc envisagé comme une activité apportant satisfaction aux besoins d’auto-conservation dans la mesure où il permet au sujet de « consommer comme tout le monde ». Cette expression souvent utilisée par les chômeurs souligne l’importance de disposer d’un revenu suffisant pour organiser son mode de vie en accord avec les besoins promus par la société et de manière à rester insérer dans le groupe de ses pairs. L’insatisfaction des besoins d’auto-conservation correspondra donc à l’existence d’un déséquilibre entre une norme sociale de bien-être et le niveau de vie de l’individu. Cette norme pourra prendre en compte tout aussi bien un revenu qu’un contexte global de sécurité.

Cette définition me conduit une nouvelle fois à souligner que malgré le souci de les distinguer, il existe de nombreux liens et chevauchements entre les deux registres de besoins repérés. Consommer et satisfaire ses besoins d’auto-conservation sont déjà une voie pour obtenir des gratifications nécessaires à l’équilibre psychique, voie pouvant prendre dans certains cas une place prépondérante puisque le sujet tentera grâce à elle de donner sens à sa vie. Les analyses de comportements de consommation induits par notre société sont à ce titre très révélatrices : elles montrent que les besoins sont très souvent, avant tout, un désir de sens social. « A travers les objets et les activités, les individus visent d’abord des signes de reconnaissance (d’identification et de différenciation) ».253 « Il y a toujours une utilisation immatérielle des objets de consommation ».254 Ils apportent, au delà de leur utilité concrète, une réponse à des besoins d’évasion ou à la légitime aspiration à « bénéficier de tout ce que la progression des connaissances et des techniques met à la disposition des hommes ». Cette logique est repérable chez les jeunes issus de famille démunies exigeant pour s’habiller le choix de vêtements haut de gamme, « celles qui incarnent le plus les valeurs immatérielles du moment ».255 Elle est aussi particulièrement connue chez des personnes en grande précarité qui préfèrent se passer de biens considérés comme vitaux au profit de biens sociaux, parce que ces derniers restent l’un des rares moyens à leur disposition pour prouver leur intégration sociale.256 La relativité des besoins d’auto-conservation ou la nécessité de satisfaire des besoins psychiques tout autant ou même avant les besoins matériels sont clairement visibles dans de tels exemples.

La capacité de l’argent à apporter satisfaction à certains besoins du Moi apparaît également très fortement. Cette capacité ne sera pas développée dans cette thèse, mais peut d’ores et déjà être considérée comme un futur champ d’extension de ma réflexion. Je le préciserai en conclusion.

Notes
253.

Cf. J. Baudrillard, La société de consommation.

254.

R. Rochefort, La société des consommateurs.

255.

Idem.

256.

Voir à ce propos les analyses des situations d’endettement des ménages. Je prendrai pour exemple la recherche de E. Marroc, Le prix de l’aide. « Cette hyperconsommation (en terme de consommation courante ou d’acquisition de biens d’équipement) donne l’illusion, à ceux qui la pratiquent, d’accéder à un meilleur statut social car non seulement c’est se donner les attributs extérieurs de la richesse mais également “pouvoir consommer est un élément de la participation à la vie économique et sociale” (S. Paugam, La société française et ses pauvres, p 232.) », (p 5).