1.3.1 Psychogenèse de la relation à l’objet-travail.

La description des étapes clefs de la psychogenèse de la relation à l’objet-travail pourrait constituer en elle-même l’objet d’une thèse. Elle concerne en effet une multitude de conduites et de discours modelant progressivement le rapport du sujet au travail et suppose de prendre en compte toute la complexité des mécanismes de socialisation et d’identification. Le lecteur ne trouvera par conséquent dans les lignes qui suivent qu’une ébauche de cette psychogenèse, ébauche reposant en partie sur les travaux de spécialistes des différents âges de la vie, qui ont ponctuellement parlé de la place et des fonctions du travail pour le développement de l’individu.

La genèse de la relation à l’objet-travail peut être décrite avant même la naissance de l’enfant, dans les désirs parentaux et représentations imaginaires qui assignent une première place au bébé par rapport au couple mais aussi à la collectivité dans son ensemble. On connaît avec S. Freud (1914), les fonctions narcissiques du bébé pour ses parents : le foetus puis le nouveau-né accomplira les rêves de désirs que les parents n’ont pas mis à exécution. Ces rêves de désirs peuvent concerner le secteur professionnel et porter non seulement les représentations idéales des parents, mais aussi celles des générations antérieures. La volonté de favoriser le développement pré et post-natal des compétences du petit homme peut ainsi déjà s’inscrire dans le projet d’une réussite scolaire et sociale.

Rappelons brièvement que le concept de projet parental présenté par V. de Gaulejac dans « La névrose de classes » (1987) est pertinent pour comprendre ce qui se joue entre générations dès ces premiers moments de la vie et ce qui continuera à conditionner la trajectoire du sujet tout au long de sa maturation. Le projet parental correspond à l’ensemble des représentations que les parents se font de l’avenir de leur enfant, représentations liées aux désirs conscients et inconscients mais aussi à l’appartenance sociale et culturelle qui modèle les aspirations de chacun. Ce projet parental s’articule notamment autour des buts professionnels à atteindre. Son poids psychique est fréquemment illustré par les conflits pouvant exister entre parents et enfants quant aux résultats scolaires et aux choix d’orientation professionnelle.302

Le développement à la relation à l’objet-travail pendant la petite enfance peut quant à lui être envisagé grâce aux études sur la diversité des soins prodigués pendant les premières années de la vie en fonction du cadre culturel dans lequel le bébé grandit.303 E. H. Erikson en propose d’intéressants commentaires, dans son ouvrage « Adolescence et crise » (1968), en synthétisant sa conception de l’épigenèse de l’identité. Rappelons que pour ce chercheur, la méthode psychanalytique traditionnelle ne réussit pas à saisir parfaitement la notion d’identité faute d’une conceptualisation fine de l’environnement. Celui-ci est trop sommairement désigné comme « monde extérieur » ou « monde objectif », et insuffisamment pris en compte comme « une réalité vivante et envahissante ». E. H. Erikson s’est efforcé de remédier à cette lacune en construisant un pont entre analyse intra-psychique et analyse culturelle et a proposé une vision de la construction du Moi prenant largement en compte les caractéristiques environnementales. Cette articulation entre psychanalyse et psychologie sociale le conduit à plusieurs constats :

‘« Il y a (...) une sorte de sagesse intrinsèque, de plan inconscient et beaucoup de superstitions dans les différences apparemment arbitraires dans l’éducation des enfants. Mais il y a aussi une logique — encore qu’instinctive et pré-scientifique — dans la supposition que ce qui “est bon pour l’enfant”, ce qu’on peut faire de lui, dépend de ce qu’il est supposé devoir devenir. (...) Les mères créent un sentiment de confiance dans leur enfant par cette espèce d’administration qui combine dans sa qualité le souci sensible des besoins individuels du bébé et un sens solide de fidélité personnelle dans le cadre sûr du style de vie de leur communauté. C’est là ce qui assure, chez l’enfant, le fondement d’une composante du sentiment d’identité où se combineront plus tard le sentiment d’être un individu “comme il faut”, celui d’être soi-même et celui de devenir ce que les gens espèrent qu’on deviendra. »304

Dans une société où le travail est collectivement valorisé et reconnu comme norme, les premiers soins vont donc être une manière d’encourager l’enfant à se conformer aux modèles du travail. E. H. Erikson établit par exemple un lien entre l’intérêt porté à l’éducation de la propreté et la place centrale de l’industrie dans notre culture occidentale et chez les Japonais.

‘« C’est ici que l’âge de la machine a inventé l’idéal d’un corps mécaniquement entraîné, fonctionnant sans faute et toujours propre, ponctuel et désodorisé. De plus, on a supposé, d’une façon plus ou moins superstitieuse, qu’un entraînement précoce et rigoureux est absolument nécessaire pour le genre de personnalité qui devra fonctionner efficacement dans un monde mécanisé dans lequel le temps est toujours de l’argent. »305

L’exemple du sens accordé à l’acquisition de la marche peut lui aussi illustrer le poids des attentes parentales et de leurs modèles culturels sur le développement du jeune enfant :

‘« Un enfant (...) qui vient tout juste de se trouver capable de marcher, ne semble pas seulement incité à répéter et à perfectionner l’acte de la marche par la promesse d’un plaisir libidinal dans le sens de l’érotisme locomoteur de Freud ou par le besoin de domination, dans le sens du principe opératif de Ives Hendrick ; il prend également conscience du statut nouveau et de la nouvelle stature de “quelqu’un qui peut marcher”, quelle que soit la connotation que cela peut avoir dans les coordonnées du plan de vie propre à sa culture — que ce soit “quelqu’un qui poursuivra à toute vitesse le gibier en fuite”, “quelqu’un qui ira loin”, “quelqu’un qui se tiendra droit” ou “quelqu’un qui pourrait bien aller trop loin”.306

à cette préformation de la relation à l’objet-travail par les représentations et conduites parentales va répondre, dès les premières années de la vie, un début de construction et d’investissement de la notion d’activité professionnelle, par l’enfant lui-même.

Cette étape est particulièrement repérable aux stades anal et phallique avec le développement du désir de réalisation : faire tout seul, réussir à tout prix, aider ou se substituer à l’adulte. Le travail est, en effet, rapidement repéré par l’enfant comme une activité offrant l’occasion de satisfaire l’ensemble de ces désirs et prend progressivement une place importante dans les jeux d’imitation. Vers 3 ans, il est de mieux en mieux différencié des temps de repos et d’amusement, et l’enfant prend plaisir à reproduire l’effort perçu chez les parents ou les frères et soeurs absorbés par une tâche, à surmonter une difficulté, à constater la conformité du résultat obtenu avec l’objectif visé.

Ces comportements encouragés par l’entourage et synonymes d’une plus grande indépendance tissent les premiers liens entre travail, effort, plaisir moteur ou cognitif et gratification narcissique. Ils contribuent à faire de l’activité professionnelle un support à plusieurs étapes importantes du développement du Moi :

  • En imitant ses parents au travail, l’enfant avance dans la construction du principe de réalité et dans l’abandon progressif des illusions mégalomaniaques de la petite enfance. Il renonce à son sentiment d’omnipotence originaire et développe, en contrepartie, des relations au monde, à la fois source de plaisir musculaire source de plaisir psychique de symbolisation et de liaison des mouvements agressifs, donc finalement source de valorisation narcissique. Cette imitation s’inscrit dans la lignée du deuil originaire décrit par M. Hanus et conduisant le sujet à distinguer le monde interne du monde externe. Le narcissisme secondaire, se constituant dans ce deuil du narcissisme primaire, est qualifié par M. Hanus d’« agent de liaison » et de « compagnon d’Eros » dans la mesure où
    ‘« il est toujours en mouvement, qu’il chemine et se cherche. N’ayant accepté des limites que pour tenter de les dépasser, il va s’enrichir de la reconnaissance et de l’investissement privilégié (en amour et en haine) des objets qu’il a lui-même élus comme essentiels, des satisfactions intérieures liées à son fonctionnement, des réalisations conformes à son idéal du Moi et enfin des résultats des sublimations.’ »307

  • Le besoin d’agir et de transformer son environnement, qui trouve ensuite satisfaction dans une imitation de l’activité professionnelle, peut également être analysé grâce aux concepts de destructivité et de réparation développés par M. Klein et D.W. Winnicott. La maturation de l’enfant suppose de s’adapter aux sentiments hostiles à l’égard de l’objet d’amour et de gérer la culpabilité qui en résulte. Cette gestion peut passer par un comportement constructif auquel invite l’activité professionnelle. Comme le souligne D.W. Winnicott (1963 c) « la solution personnelle (...) donnée au problème de la destruction de ce qui est aimé va prendre la forme d’un besoin de travailler ou de développer ses aptitudes ». La capacité de supporter la culpabilité à l’égard des pulsions et idées destructrices va donc être favorisée par l’ensemble des cadres favorisant l’acquisition d’une « confiance dans les pulsions réparatrices et les possibilités de les mettre en oeuvre ».308 Les activités manuelles peuvent être l’un de ces cadres, la possibilité de rendre service en est un autre qui continuera de garder son importance au delà de la petite enfance pour la traversée de l’adolescence par exemple.

Notons que la satisfaction obtenue par l’enfant dans l’imitation des tâches et rôles professionnels de ses parents est également directement liée au retournement des positions passives et actives de la relation, dans un mécanisme d’identification à l’agresseur. Le travail qui rend indisponibles les parents, accapare leur temps et leur attention, devient un prétexte dont jouent les enfants pour différer leurs réponses aux exigences de leurs parents : « Je ne peux pas venir, je n’ai pas le temps, j’ai beaucoup de travail à faire ».

La relation à l’objet-travail va ensuite se renforcer considérablement avec l’entrée dans la période de latence et sur un modèle comparable au processus décrit précédemment : la rencontre entre une nécessité psychique de maturation et un cadre social, l’activité professionnelle, propice à cette maturation.

La gestion de la crise oedipienne repose en effet sur la capacité d’identification anticipatrice de l’enfant. Celui-ci ne peut accepter de renoncer à ses désirs oedipiens qu’en se protégeant contre la désillusion par la mobilisation de son imaginaire. Comme l’explique C. Arbisio-Lesourd (1997), l’enfant

‘« utilise son immaturité fonctionnelle comme une protection : si ses voeux oedipiens n’ont pas pu se réaliser, c’est parce qu’il est trop petit. Il n’a qu’à attendre de devenir grand, et il pourra alors récupérer pour son propre compte la toute-puissance qui appartient pour l’instant au père.(...) Persuadé que ses voeux se réaliseront quand il sera sorti de l’enfance, il accepte la perte et s’inscrit dans les apprentissages et la socialisation dans un mouvement qui le porte vers une sortie de l’enfance pleine de promesse ».309

Dans une société où l’adultité est synonyme de travail, la traversée de la crise oedipienne suppose donc de poursuivre la construction d’une relation fortement valorisée à l’activité professionnelle.

C’est ce qu’explique E. H. Erikson (1968) en parlant de l’apparition du sens de l’industrie comme conséquence de la nécessaire identification de l’enfant aux rôles qui comptent pour ses parents.

‘ « Avec l’installation de la période de latence, l’enfant qui avance oublie ou plutôt “sublime” tranquillement — c’est-à-dire s’applique à des occupations concrètes et à des buts approuvés — les impulsions qui l’ont poussé au jeu et au rêve. Il apprend maintenant à gagner la reconnaissance en produisant des choses. Il fait preuve de persévérance, s’adapte aux lois du monde instrumental et peut devenir un élément passionné et absorbé dans une situation de production. » Il est encouragé à « une identification positive avec ceux qui savent des choses et ceux qui savent faire des choses ». « [Il] a de multiples occasions de s’identifier d’une façon plus ou moins expérimentale à des gens réels ou imaginaires des deux sexes ainsi qu’à des habitudes, des manières d’être, des métiers et des idées. Certaines crises l’obligent à opérer des sélections radicales. Toutefois l’ère historique dans laquelle il vit ne lui offre qu’un nombre limité de modèles socialement significatifs pour réaliser des combinaisons d’identifications fragmentaires ».310

R. Kaës (1993) évoque quant à lui ce processus en montrant que « les identifications et les formes de l’Idéal, les voies et les modèles de la sublimation s’étaient sur certaines contraintes et sur certaines valeurs collectives socialement organisées ».311

L’enfant édifie donc très tôt une représentation des attentes de ses groupes d’appartenance à son égard et développe un plan de vie lui permettant de s’ajuster à ce cadre psychosocial. Précisons avec E. H. Erikson que les modèles identificatoires des enfants se construisent sur la base de menues manifestations d’émotion, comme la fierté, la colère, la culpabilité plutôt que sur des mots employés ou des significations intentionnelles transmises sur ce qui compte réellement dans le monde, sur ce qui est valorisé et investi positivement ou non. Des parents pour qui le travail est une valeur assimilée depuis la toute petite enfance, mais aussi une préoccupation majeure, soit par sa prégnance sur leur vie quotidienne, soit par son absence, transmettent ainsi, de façon para-verbale, leur modèle de relation à l’objet-travail et l’offre comme trame pour la future relation de leur enfant à l’activité professionnelle.

L’école occupe également à cette période une fonction centrale en offrant un cadre et des relations prototypiques du travail de l’adulte. Elle impose des rythmes distinguant clairement le temps de travail, des temps de jeux et des temps de repos. Elle conduit l’enfant à développer des tâches en réponse à des consignes précises, dans un délai préalablement déterminé. Elle fait apparaître la notion de devoir et d’évaluation par rapport à des pairs et par un adulte repéré comme supérieur hiérarchique. Elle propose un modèle où le travail et l’effort sont valorisés et sources de gratification par l’entourage. Son objectif central reste, malgré les débats sur les missions de l’école et les divergences pédagogiques, de fournir les connaissances de bases permettant d’évoluer progressivement vers le choix d’une carrière professionnelle. L’importance grandissante accordée à l’éducation à la citoyenneté, la place croissante offerte à des activités culturelles et sportives sans visée professionnelle et faisant de l’école une institution n’encourageant pas à une relation exclusive à l’objet-travail, se voient ainsi opposées de très nombreux discours sur la nécessité d’adapter la scolarité au monde de l’entreprise, donc de considérer l’enfant dès son plus jeune âge comme un travailleur en puissance, au détriment d’autres rôles. L’école traduit par ces contradictions les hésitations et inquiétudes d’une société où le chômage pousse les uns à relativiser la centralité du travail et les autres à la renforcer à tout prix.

Précisons que l’école contribue largement à la socialisation (ou à la départicularisation) du Surmoi et de l’idéal du Moi. Les modèles et règles familiaux ne constituent plus les repères exclusifs mais sont complétés et contredits par les nouveaux éducateurs, cadres institutionnels et pairs de la même tranche d’âge. Un enfant qui n’a pas acquis, par l’intermédiaire de ses parents, du fait de leurs conduites et idéaux non-conformistes, les valeurs traditionnelles culturellement associées au travail, est immergé dans ces références sociales par sa scolarisation.

L’école est d’autre part un lieu d’expérimentation des bénéfices liés aux respects des décisions du groupe et de ses conventions de fonctionnement. Les psychologues, qui se sont intéressés au développement moral de l’enfant, décrivent la latence comme une période d’organisation des jeux pour assurer la satisfaction du désir de chacun et maintenir la cohésion du groupe. La morale évolue d’un respect unilatéral et de soumission pour l’adulte vers une morale de respect mutuel, une adhésion aux règles de conduites standards du groupe. Cette initiation à la vie en société est très explicitement envisagée par certains auteurs comme une préparation à la vie professionnelle. P. Osterrieth (1978) compare ainsi l’organisation spatiale et temporelle des jeux collectifs élémentaires à une première division du travail : le jeu du chat, par exemple, suppose une répartition des tâches entre celui qui est le chat et ceux qu’il doit poursuivre et un respect du rythme du « chacun son tour ».312

L’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte sont également des périodes importantes pour comprendre la construction de la relation à l’objet-travail. L’école continue à jouer un rôle capital en invitant le jeune à réfléchir à ce qu’il fera de sa vie et en centrant cette réflexion de manière quasiment exclusive sur l’activité professionnelle. Les dispositifs de rencontre avec le monde de l’entreprise, de découverte et d’observation de situations professionnelles concrètes, qui se systématisent au collège depuis quelques années, offrent ainsi un lieu d’identification avec l’adulte trouvant source d’épanouissement dans son travail. L’institution scolaire continue d’autre part, comme elle l’a fait depuis la toute petite enfance à valoriser l’effort accompli et le sacrifice supporté comme gage de réalisation personnelle. L’enseignement philosophique est, on l’a vu, un des modes de transmission de cette conception du travail mais il est largement relayé par les discours parentaux, professoraux et médiatiques. Soulignons de plus que cette valorisation est d’autant plus grande que le spectre du chômage pousse à encourager chaque jeune à se doter du plus grand nombre de bagages possibles pour limiter ses risques de précarité et d’exclusion.

Parallèlement au système scolaire, c’est l’ensemble de la société qui offre à ses adolescents des cadres et modèles de réalisation de soi et balisent « les avenues disponibles »313 pour accéder au statut d’adulte. Comme le rappelle D.W. Winnicott (1962 a), sortir de l’adolescence c’est être capable de s’identifier à la société, aux parents sans se sentir menacé d’anéantissement personnel. Si le travail psychique adolescent de remaniement identitaire, de lutte pour établir une identité personnelle consiste d’abord à ne pas s’installer dans un rôle assigné par l’adulte et à s’opposer aux valeurs et normes culturelles, accéder à une position d’adulte responsable suppose, dans un second temps, de reprendre à son compte les énoncés collectifs fondamentaux. Or être adulte reste largement associé dans notre société aux deux principales valeurs portées par le travail : valeur instrumentale avec l’importance de l’indépendance matérielle et morale, valeur de réalisation personnelle avec l’importance du succès individuel tant sur le plan intellectuel que matériel. L’activité professionnelle prend ainsi très souvent une place organisatrice pour gérer la question du projet de vie posée par l’adolescence : elle est le pilier matériel grâce auquel l’adulte en devenir va pouvoir rêver ses futures modalités d’existence. Elle est aussi l’instrument de marquage du passage à l’âge adulte. L’accès à un revenu autonome reste en effet bien souvent, dans une société dépourvue de rites initiatiques, le seul signe de l’accès à un nouveau statut générationnel. En témoigne la prolongation des comportements adolescents chez des jeunes restant dépendants de leur famille faute de trouver un emploi stable.

Notons que l’association adultité-activité professionnelle est souvent illustrée par le sentiment de stérilité dont témoignent de jeunes chômeurs privés de la possibilité d’utiliser leur potentiel professionnel. Avoir consacré des années de sa vie à l’apprentissage d’un métier, auquel la situation économique ne donne pas accès, laisse l’impression de « rester en friche », « de ne pas pouvoir porter de fruits ». Cette frustration de la réalisation professionnelle s’accompagne fréquemment du choix de ne pas avoir d’enfant avant d’obtenir un emploi stable, choix dont la dimension psychologique ne peut être négligée, même si les motivations économiques sont évoquées en priorité. On peut rappeler dans une même logique l’ensemble des travaux montrant la difficulté d’assurer ses fonctions de parents (et en particulier de père) en l’absence d’emploi. L’objet-travail tient dans notre société une place si centrale qu’il organise les rôles familiaux. Sans ce support social, il devient par exemple beaucoup plus complexe d’assumer une position d’autorité.

Signalons enfin que la relation à l’objet-travail continue à se consolider tout au long du parcours professionnel de l’adulte. L’emploi constitue en effet, pour des personnes travaillant de manière régulière, un des cadres quotidiens dans lequel le Moi trouve support à son fonctionnement : tant sur le plan de ses besoins de nourriture psychique que de soutien narcissique, défensif et élaboratif. Ce cadre constitutif de l’identité secondaire, comme l’ont montré de nombreux psychosociologues, continue à marquer le Moi de son empreinte : il oriente, conditionne les voies de réalisation des différents besoins psychiques et, « le pli étant pris », il peut être de plus en plus difficile de réussir à satisfaire ces besoins dans d’autres cadres.314

Notes
302.

V. de Gaulejac, La névrose de classes, pp 53-63. Cette partie est précédée d’une citation qui illustre la place importante du travail dans le projet parental :

« Je devais être Professeur à la Sorbonne. C’était le projet de mon père qu’il n’avait pu réaliser. Je devais le réaliser à sa place. J’avais une sorte de dette à son égard ». (R. Aron)

303.

Voir par exemple l’étude de L. Boltanski : Prime éducation et morale de classe (1969).

304.

E. H. Erikson, Adolescence et crise, p 95 et 99. C’est moi qui souligne.

305.

Ibidem, p 105.

306.

Ibidem, p 44.

307.

M. Hanus, op. cit., p 295.

308.

D.W. Winnicott, Morale et éducation, p 68.

309.

C. Arbisio-Lesourd, L’enfant de la période de latence, p 19.

310.

E. H. Erikson, op. cit., p 120, 121 et 49. C’est moi qui souligne.

311.

R. Kaës, Le groupe et le sujet du groupe, p 99.

312.

P. Osterrieth, Introduction à la psychologie de l’enfant, p 179.

313.

E. H. Erikson, op. cit., p 125.

314.

Cf. au sujet de l’empreinte laissée par le travail sur le fonctionnement psychique, les articles sur le passage à la retraite et l’adaptation à un nouveau mode de vie en fonction des conditions de travail antérieur. Par exemple : Le passage travail-retraite de M. Levet-Gautrat (1983), La qualité de la vie au travail de A Ripon (1983).