2.1 Le besoin de stimulation et de présence humaine.

2.1.1 Un Moi privé de stimulations.

Etre sans emploi signifie souvent en premier lieu, pour le public précédemment ciblé, manquer de sollicitations extérieures et être condamné à l’inaction : d’abord parce que le chômage prive de l’un des contextes principaux permettant d’agir sur l’environnement, et ensuite parce que cette privation d’activité professionnelle entraîne rapidement, dans la très grande majorité des situations, une perte des activités extra-professionnelles.

Ce renforcement de l’inactivité par la perte des activités extra-professionnelles a sans doute de multiples origines :

  • La diminution des revenus met parfois dans l’impossibilité de poursuivre des activités devenues inabordables.
    ‘« Je ne fais plus de musculation parce que ça coûte deux cents francs par mois. Je ne vais plus non plus chez des amis parce que je ne peux pas emmener un gâteau ou un livre pour les enfants. Quand je suis invité, je trouve une excuse. »’ [M. C.]

  • Le faible niveau de qualification ou la dextérité manuelle réduite place souvent dans l’incapacité de recourir à des activités sublimatoires de substitution.
    « ‘Je ne suis pas bricoleur, autrement, je pourrais faire quelque chose. Mais moi, c’est les gros boulots qui me conviennent.’ » [M. C.]
    « ‘Je fais le jardin, mais quand il est fini, il faut que trouve une occupation. Et je ne suis pas d’un tempérament à lire, ça m’énerve. »’ [Léon]

  • L’inquiétude liée à l’incertitude de l’avenir ne laisse guère de disponibilité pour investir et prendre plaisir à de nouvelles activités.
    « Avant je n’avais pas beaucoup de temps, mais je m’occupais du club de foot, maintenant j’aurais tout le temps mais je n’ai plus la tête à ça. » [Léon]

  • Le statut de chômeur peut être également trop culpabilisant pour oser profiter du temps libre. Comme le souligne D. Schnapper (1981), ‘« les activités culturelles sont moins pratiquées qu’avant le chômage comme si le statut de chômeur interdisait de se livrer sans remords à des activités assimilées au loisir ’».334

Sans approfondir ces différents registres d’explication, notons que le cumul de la perte des activités extra-professionnelles à la perte d’emploi conduit finalement les chômeurs à être privés de la possibilité d’utiliser leur corps et leur esprit. La situation de chômage remet donc en question la satisfaction du besoin d’entrer psychiquement et physiquement en contact avec le monde.

Ces privations peuvent être analysées comme « une mise à la diète des stimulations extérieures » ou « une privation d’aliments sensitivo-sensoriels » indispensables au maintien de l’activité du Moi.335 Les carences en stimulation correspondent d’abord à une privation des repères dans le temps et dans l’espace qui apparaît dans des expressions comme : « Je ne sais plus où j’en suis », « Je suis complètement déboussolé », « déphasé », « désorienté », ou: « Je ne sais plus si je dois rester chez moi ou si je dois aller faire un tour. Je ne sais plus où je suis bien. Je ne sais plus si j’ai besoin de voir du monde ou de rester seul. Je ne sais absolument plus. » De tels propos témoignent non seulement d’une désorientation par perte des repères extérieurs, mais également par disparition des repères corporels internes, c’est-à-dire des perceptions kinesthésiques liées à l’action et nécessaires au sujet pour confirmer son sentiment d’existence. La restriction des réalisations motrices enlève ainsi de la possibilité de sentir son corps.

‘« Je ne me dépense pas et il me manque quelque chose. Il me manque cette fatigue physique. La fatigue d’une journée entre le chantier et le bureau. » [M. I.]’ ‘« Je ne travaille pas et pourtant je me lève fatigué, comme si j’étais, comme on dit chez nous, un chameau chargé plein de sel qui a fait la traversée vers le Sud. On est plus fatigué que lorsque l’on travaille. Parce qu’un gars qui travaille, il est fatigué, il dort. Le lendemain, il repart à zéro. Tandis que là, on se réveille avec la fatigue qui s’accumule. Et on arrive à un moment où l’on devient une loque. Je ne peux pas dire un autre mot. Heureusement que de temps en temps je travaille à droite à gauche, autrement je ne pourrais pas vivre, c’est pas possible de vivre... S’il fallait vraiment rester des mois ou des années comme ça, je ne sais pas, ou on m’emmènerait à Bassens [CHS], ou j’en sais rien. J’ai les jambes coupées, les bras, la tête, je suis un objet. C’est tout. » [M. B.]’

Ces sentiments de désorientation vont de pair avec une évolution de l’humeur et de l’activité cognitive. Les chômeurs évoquent ainsi tour à tour :

  • l’impression de vide, d’engourdissement, liée à la monotonie et à l’étroitesse de leur cadre de vie quotidien.
    ‘« J’aimerais m’extérioriser, même tout seul. J’aime sortir de mon univers habituel. Quand je vais chercher des cigarettes, je passe par le parc, je regarde les arbres. Mais je ne peux pas aller tous les jours dans ce parc : c’est tous les jours les mêmes arbres. » [M. J.]
    « Je n’ai qu’un tout petit appartement, je tourne toute la journée entre mes quatre murs comme un ours en cage. (...) Quand vous avez été occupé par un travail huit heures par jour pendant vingt ans, vous vous retrouvez vraiment seul, comme si on vous mettait dans une cellule. »’ [Paul]

  • l’apparition de comportements de forme obsessionnelle et d’irritabilité :
    « ‘C’est très dur une journée sans travail. Alors, tous les jours je m’en vais, je prends la voiture et je fais plein de tours. Je bousille des sous mais je tourne, je tourne... » [Léon]
    « Je suis devenu très observateur. Il ne faut pas que je voie un truc qui traîne. Si je vois un objet posé n’importe où, je ne peux pas m’empêcher de dire à ma fille de le ranger. Avant, je ne faisais pas attention à ça, c’était des petits détails. Mais maintenant il faut que chaque chose soit à sa place. Je deviens maniaque. »’ [M. B.]

  • des sentiments d’enfermement, de débordement, de bouillonnement, conduisant à évoquer folie ou le suicide :
    « ‘J’ai besoin de travailler dehors pour utiliser mes muscles, me dépenser physiquement. Dedans je deviens fou. Un jour, ça va déborder et je vais tout quitter.’ » [DE en EPP]336
    « ‘Je suis manuel, j’ai besoin de réaliser des choses. Ce n’est pas vivable autrement. Je ne suis jamais à la maison, autrement il y a longtemps que je me serais tiré une cartouche. »’ [DE en EPP].
    « ‘Ce n’est pas que je souffre de claustrophobie, mais je préfère travailler au froid et pouvoir bouger que d’être au chaud et m’ennuyer. A l’intérieur, je n’arrive pas à m’évader. Sur les chantiers, j’étais dans mon élément, c’était dur, mais ça me plaisait, j’étais bien. »’ [M. E.]

J’analyserai ultérieurement la signification de ces témoignages en terme de désorganisation des fonctions défensives et élaboratives du sujet. Notons pour l’heure qu’ils confirment l’importance de la perception et de l’action pour le maintien d’un fonctionnement psychique harmonieux et illustrent les risques de dépersonnalisation liés à la privation des sources de stimulations tant intéroceptives qu’extéroceptives. Comme le constate P.C. Racamier (1979), « le sentiment de soi se nourrit de la masse continue des afférences émanant soit de l’activité physique et psychique propre, soit des échanges avec le monde extérieur ».337 Le risque de dépersonnalisation apporte donc un nouvel éclairage à l’idée d’intrication entre fonctionnement moïque et activité professionnelle : il souligne l’importance des difficultés que peut rencontrer un sujet qui trouvait très exclusivement sa nourriture sensorielle grâce au contexte du travail.

Notes
334.

D. Schnapper, op. cit., p 153.

335.

J’utilise ici le vocabulaire imagé de P.C. Racamier (1979) dans ses articles « Le Moi privé de sens » et « Sur la personnation et personnalisation » consacrés aux situations de carence sensorielle expérimentales et à leurs répercussions psychiques. Ces articles procurent une grille de lecture intéressante pour comprendre de nombreux témoignages de demandeurs d’emploi même si leur isolement n’est pas aussi total que celui de sujets soumis à une privation complète sur le plan sensoriel.

336.

Propos recueillis auprès de demandeurs d’emploi pendant des stages d’élaboration de projets professionnels.

337.

P. C. Racamier, Sur la personnation ou dépersonnalisation, p 270.