2.1.2 Le Moi privé de témoins.

Réduits à de rares possibilités d’action sur leur environnement, les demandeurs d’emploi sont de plus soumis à la diminution considérable des retours donnés par le regard des autres, voire à la limitation de ces retours à des messages disqualifiants. Comme le souligne P. Boulte, non seulement les événements où s’éprouver soi-même sont rares, mais lorsqu’ils existent, ils sont « souvent sans enjeu social, sans utilité, sans intérêt pour les autres ».338 La situation de chômage constitue donc une profonde remise en cause du besoin d’un étayage groupal du narcissisme, en privant des apports environnementaux quantitativement et qualitativement nécessaires au maintien d’une image de soi satisfaisante.

Plusieurs approches théoriques permettent d’affiner cette conception de l’étayage du narcissisme. Je rappellerai brièvement quelques apports de la psychologie sociale et de la psychanalyse.

L’ouvrage de C. Lévy-Leboyer sur le bilan de compétences (1993) me paraît une bonne synthèse du concept d’image de soi, des modalités de construction de cette image mais aussi de son évolution au cours de la vie et de son influence sur les réalisations et comportements de chaque individu. Je retiendrai en particulier la définition suivante : L’image de soi est « un système cognitif structuré », composé de représentations variées, images visuelles, données verbales ou sensori-motrices liées aux multiples expériences et rôles sociaux occupés tout au long du développement de l’individu. Construite grâce à « nos échecs et nos succès, au jugement d’autrui sur nos actes et au comportement des autres à notre égard, elle est étroitement associée aux objectifs, projets, valeurs, espoirs, craintes de chaque individu ». Les attentes exprimées par l’entourage ont, elles aussi, une forte influence puisque « nous les percevons comme impliquant que nous possédons les qualités nécessaires pour les satisfaire ». L’image de soi est donc « dynamique et relativement malléable, constamment construite et révisée ». Elle donne lieu à un jugement global appelé estime de soi, fort relatif puisque « chacun s’apprécie par comparaison aux autres, par rapport à ce qu’il espérait être ou réaliser »339

L’importance de l’étayage groupal de la représentation de soi peut également être comprise grâce aux propositions théoriques psychanalytiques. Je retiendrai en particulier l’article de D.W. Winnicott sur « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant » (1974). Pour que le bébé se développe harmonieusement, il faut qu’il trouve, lorsqu’il tourne le regard vers le visage de sa mère, une image de lui-même. C’est le « début d’échanges significatifs où l’enrichissement de soi alterne avec la découverte de la signification dans le monde des choses vues ».340 Analysant les troubles de ce premier échange, D.W. Winnicott décrit le chaos qui menace le nourrisson « dont la mère ne réfléchit que son propre état d’âme ou la rigidité de ses propres défenses », et qui est obligé de chercher désespérément « un autre moyen pour que l’environnement lui réfléchisse quelque chose de lui-même ». Mais « être vu et le sentiment d’exister que cela procure »341 n’est pas seulement nécessaire à l’enfant. Nombreux patients, par défaut de relations précoces satisfaisantes, mais également par absence de confirmation suffisante à l’âge adulte, viennent chercher chez leur analyste un visage qui leur renvoie une image d’eux-mêmes conforme à celle qu’ils donnent. « L’analyste est un dérivé complexe du visage maternel qui réfléchit et qui est là pour être vu (...) même si nos patients ne guérissent pas, ils nous sont reconnaissants de les voir tels qu’ils sont ».342

Tous ces éléments mettent clairement en évidence combien la vie professionnelle comme lieu d’action, de rencontre et d’échange peut manquer pour le bon fonctionnement des processus de confirmation de l’image de soi. Les chômeurs en témoignent fréquemment en évoquant tant la privation des gains narcissiques liés aux réalisations motrices ou intellectuelles que la massive diminution des occasions de contact avec le groupe des autres.

‘« Il faut que je travaille, il faut que je puisse sentir avec mes mains le résultat de mon travail. Quand on passe la main sur un mur que l’on vient de terminer, elle nous donne la satisfaction de notre oeuvre. On sent que le mur est bien lisse, bien propre. Même l’amour ne remplace pas ça. J’aime mes enfants, mes parents, ma femme, mais il faut que j’aie du boulot. Il faut que j’aie ce contact. » [M. B.]’ ‘ « Plus mes boulots étaient rébarbatifs, plus je me branchais dessus... Parce que je cherche toujours une solution pour faciliter les choses. En charpente, par exemple, il y a toujours moyen de faciliter un levage, de placer des pièces, d’éviter des déplacements, ça peut toujours être dangereux... Il faut penser à toutes ces petites choses. Même mon patron venait me chercher : “Viens voir, ça me casse la tête”. Je regardais la configuration du truc et puis je le réglais. » [M. E.]’

En perdant leur travail, les sujets perdent donc un contexte d’exercice du corps et de l’esprit source de nombreuses gratifications comme le montrent très finement les analyses ergonomiques. Le travail est un lieu de confrontation et de jeu avec la résistance du réel : ce réel met en échec les techniques, savoir-faire et connaissances, mais invite aussi au dépassement et à la recherche de solutions grâce à l’imagination, l’innovation, l’invention.343

Le travail offre ainsi l’occasion de jugements dont C. Dejours (1995) analyse toute l’importance pour l’accomplissement de soi et la construction de l’identité :

  • Jugements d’utilité par des supérieurs hiérarchiques, des subordonnés ou des clients qui témoignent de la place du sujet dans un réseau d’échanges et de coopération.

  • Jugements de beauté par des pairs qui reconnaissent la conformité du travail effectué avec les règles d’un métier et inscrivent par la même le sujet au sein d’un collectif de professionnels.344

Le soutien narcissique trouvé dans le travail provient d’autre part de la nécessaire coopération existant au sein d’une entreprise et liant, de fait, le sujet à un ensemble d’autres. Les recherches de l’ergonomie et de la sociologie du travail apportent là encore de nombreux éléments de compréhension à ce phénomène en analysant, par exemple, l’importance des échanges verbaux et para-verbaux nécessaires au bon déroulement d’une tâche. Ces échanges correspondent aux activités de discussions institutionnalisées telles que les réunions d’équipe mais également non-institutionnalisées dans des espaces de convivialité comme la cantine, la cafétéria, les vestiaires.345 Ils correspondent d’autre part aux échanges informels et permanents permettant de synchroniser l’action de chacun. Dans la mesure où l’activité professionnelle n’est jamais totalement déterminée par un plan préalable, mais nécessite une adaptation permanente aux circonstances locales, le travailleur doit sans cesse communiquer avec son entourage pour préciser, commenter, ajouter un détail, consulter... Le travail est un puissant catalyseur de solidarité parce qu’il oblige à « raisonner à plusieurs, à découvrir un problème et à le partager », à argumenter et à contre argumenter. Il suppose d’être disponible pour « guider un collègue ou se laisser guider par lui », d’harmoniser son rythme à une équipe, d’apprendre grâce au groupe « en regardant faire ou en entendant dire ».346

Le lien social, souvent peu palpable, transparaît ici dans une multitude d’infimes manifestations de coopération et l’on comprend le sentiment d’isolement et de frustration ressenti par les sujets privés de ces interactions quotidiennes.

Notons par ailleurs que la diminution des occasions de contacts ne se limite pas aux relations professionnelles avec les collègues, partenaires ou clients. Les demandeurs d’emploi constatent également, sans très bien cerner quelle est leur part de responsabilité ou celle de leur entourage, une progressive diminution de leurs contacts familiaux et amicaux.

‘ ‘« Au début, on cherche parce que l’on a encore l’enthousiasme. Et puis, au bout de six mois, qu’on le veuille ou non, on dégringole. On s’isole. On ne coupe pas les ponts avec les collègues qu’on a connus, mais on n’a plus envie... Et puis on ne voit plus personne. » [M. I.]’ ’ ‘ ‘« Les chômeurs sont délaissés. C’est comme si vous étiez à la retraite. C’est comme si quand vous étiez âgé, on vous mettait dans une maison de retraite. Vous êtes isolé, abandonné, plus personne ne vient vous voir. Le chômeur c’est pareil et personne ne se met à sa place. » [Léon]’ ’

Cet appauvrissement relationnel est d’autant plus intolérable qu’il ne trouve même pas compensation partielle dans la plus grande proximité avec l’environnement familial. En effet, dans de nombreux cas, l’augmentation des contacts avec le conjoint et les enfants aggrave encore le sentiment d’isolement et d’incompréhension en donnant lieu à de multiples conflits. Elle ne semble finalement que rappeler les difficultés et privations liées au chômage.

‘« Les enfants m’enlèvent un peu le chagrin, ils me changent les idées. Heureusement que je les ai... Mais en même temps, ils m’assomment mais ils ne le savent pas. Ils ne savent que chaque fois que je les vois, je me demande ce qu’ils vont manger demain, comment je vais m’en sortir. » [M. B.]’

La douleur liée à cette absence d’interlocuteur correspond à la privation d’un échange de paroles qui constitue le premier signe de reconnaissance du sujet comme être différencié et désirant. On retrouve ici le besoin d’être reconnu comme vivant, associé non plus à la nécessité d’être vu, mais à celle d’être entendu.

‘« Souvent, j’ai envie de pousser un cri d’alarme à cause de tous mes ennuis de travail. Souvent, je discute seul ou avec mon chien mais j’ai besoin de m’entendre. (...) Je parle devant la glace à voix haute, il faut se voir, se faire sortir les tripes. » [DE en EPP]’

L’insistante revendication d’une représentativité sociale, syndicale et politique portée par les associations de demandeurs d’emploi fait en partie en écho à cette blessure : elle témoigne du besoin de retrouver un droit à la parole dont les chômeurs se sentent exclus et qui est pourtant nécessaire pour se sentir membre à part entière d’une société.

La privation du besoin moïque d’apports narcissiques apparaît ici comme une rupture du contrat narcissique au sens où le définit P. Aulagnier (1991). La construction de l’image de soi étroitement liée à la place tenue par l’enfant dans le désir de ses parents, dépend aussi de la place qui sera offerte à cet enfant dans l’ensemble plus large d’une société. « Le discours social projette sur l’infans la même anticipation que celle propre au discours parental ; bien avant que le nouveau sujet ne soit là, sera investie par le groupe, la place qu’il sera supposé occuper... »347 Le sujet est donc indissociablement lié au désir d’autres qui l’aliène mais qui est aussi l’élément « indispensable pour maintenir et justifier son existence au sein de la société ».348

Dans une société où, comme l’a montré l’étude de la trame commune de la relation à l’objet-travail, le contrat social s’est historiquement construit autour de l’activité professionnelle, le chômage apparaît donc comme l’impossibilité pour le sujet de justifier sa place et par conséquent d’être reconnu comme élément de la communauté. Je reviendrai très précisément sur cette rupture du contrat narcissique dans le chapitre V. Nous verrons en quoi la souffrance liée à cette rupture peut être entretenue et majorée par les messages environnementaux transmis aux chômeurs.

Notes
338.

P. Boulte, op. cit., p 410.

339.

C. Lévy-Leboyer, Le bilan de compétences, p 32, 37 et 38.

340.

D. W. Winnicott, Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, p. 80.

341.

Ibidem, p. 83.

342.

Idem.

343.

Cf. C. Dejours, Le facteur humain, p 44.

344.

Ibidem, pp 60-63.

345.

Cf. C. Dejours, Travail et usure mentale, p 224.

346.

M. Lacoste, Langage et travail : quelques perspectives (1994).

347.

P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, p 183.

348.

S. Freud, Malaise dans la civilisation, p 25.