1.1 Un environnement écrasant.

La présentation — en Chapitre III — du débat sur la centralité du travail a montré que malgré l’apparition de positions novatrices ou l’existence de doutes chez certains, le travail reste, pour la grande majorité, une activité irremplaçable tant comme source de richesse que comme fondement du lien social et de l’identité. Sa mise à mal par le chômage contribue même au contraire à défendre avec plus de force son caractère unique et à nul autre comparable.

La première caractéristique de l’environnement des chômeurs est donc d’entretenir l’idée que le travail est indispensable à l’existence de chacun tant sur le plan individuel que collectif et ceci bien qu’il ne soit actuellement pas en mesure de permettre à tous d’y accéder. Cette position équivaut à une rupture du contrat narcissique unissant chaque sujet à la société : la règle d’assurer soi-même ses besoins élémentaires et d’apporter sa contribution à l’édifice collectif ne peut plus être respectée par tous, mais elle est maintenue comme le critère indispensable pour disposer d’une place et d’une reconnaissance par l’ensemble. Les chômeurs se trouvent ainsi confrontés à l’injonction paradoxale de chercher ce qu’on ne leur permet pas de trouver, injonction d’autant plus pernicieuse qu’il est impossible de s’y soustraire, sauf à renoncer à l’un des fondements de l’identité humaine : le besoin d’appartenance à une société.

Les raisons présidant au maintien de cette centralité nécessiteraient une longue analyse dépassant le cadre de cette recherche. Rappelons succinctement qu’elles ont été évoquées, en partie, grâce à la description du contexte historique qui a conduit à investir le travail des valeurs qui sont aujourd’hui les siennes dans notre société. Les espoirs de libération par rapport à une nature hostile et à une organisation sociale inégalitaire ont trop profondément marqué les conceptions philosophiques et politiques des derniers siècles pour être totalement abandonnées. Les angoisses d’anomie liées à la disparition d’un objet capital pour la maîtrise des mouvements pulsionnels et le maintien d’une cohésion sociale sont également un puissant moteur au maintien de l’activité professionnelle comme base du contrat narcissique. Les arguments évoqués — Chapitre III, § 1.1.3.1 — pour signaler le danger d’une réflexion sur le deuil du travail témoignaient de l’ensemble de ces facteurs.

Notons de plus que la logique interne du contrat narcissique s’oppose à une évolution rapide des mentalités. La place accordée au sujet est définie par les valeurs portées collectivement et l’individu a le devoir de contribuer, en échange de cette place, à la pérennisation des énoncés fondamentaux qui lui sont transmis. Le processus de socialisation conduit donc à garantir une continuité du système social, même si chacun apporte sa part de subjectivité et son potentiel de transformation des valeurs héritées. Le besoin incontournable d’être lié à un ensemble d’autres conduit par conséquent à développer de nombreuses stratégies défensives contre ce qui risque d’être une atteinte à l’équilibre de l’organisation collective.

Exposons à présent les manifestations concrètes de l’injonction paradoxale liée au maintien du travail comme base du contrat narcissique.

Les discours politiques et médiatiques peuvent servir de premier exemple. Ils font largement écho au point de vue des défenseurs de la centralité du travail présenté en Chapitre III. Ils peuvent être qualifiés, sans généralisation excessive, de très univoques. Quasi unanimes sur le fléau que représente le chômage, ils entretiennent l’idée d’une recherche toujours en cours de solutions visant à redonner à chacun une place professionnelle. Seules les méthodes varient au gré des modèles idéologiques et économiques : relance de la croissance, partage du temps de travail, développement de nouveaux gisements d’emploi par la création de services inédits, mesures d’aide à l’emploi... Rares sont les temps de paroles ou les espaces d’écriture laissés à d’autres points de vue, voyant dans le chômage, une possibilité — et une chance — de réorganiser nos modèles culturels et de réviser nos systèmes de valeurs en prônant le passage à une société organisée moins exclusivement autour de l’activité travail.

En accord avec ces discours, les dispositifs d’insertion poursuivent — pour la plupart395 — un objectif d’insertion professionnelle : ils accompagnent les demandeurs d’emploi dans des phases de construction de projet, de redynamisation, de développement de nouvelles compétences. Les quelques dispositifs tentant de proposer une autre approche de l’insertion, en la décollant de l’objectif emploi, pour proposer des activités d’insertion sociale et culturelle, se heurtent souvent à une réticence des institutionnels financeurs, peu enclins à soutenir des actions ne visant pas l’accès à l’emploi.396

Une analyse détaillée de ces dispositifs relèverait davantage d’une approche en science politique qu’en psychologie et ne sera pas menée ici. Je proposerai toutefois une illustration de mes propos et la compléterai grâce au point de vue offert par C. Coquelle (1998) dans un travail de synthèse sur les politiques publiques de formation.397

Notes
395.

Cf. par exemple Observatoire régional de l’emploi et de la formation des pays de la Loire, « L’insertion : mots-clefs et guide des actions » (1995). Cet ouvrage qui présente un panorama des dispositifs d’insertion actuellement existant en France montre que plus de 90% des actions en cours concernent l’insertion professionnelle.

396.

En témoigne par exemple la remarque d’un directeur de DDTEFP* au sujet de ma thèse : « Mettre en évidence que le travail n’est pas la seule voie d’accès à une insertion sociale risque de démobiliser des individus à qui l’on demande au contraire de consacrer toute leur énergie à la recherche d’un emploi ».

397.

C. Coquelle, Evaluer les politiques publiques de formation.