1.1.2 Les politiques publiques de formation.

L’exemple du Plan National d’Accès à l’Emploi peut être situé dans le cadre plus général des politiques d’insertion. C. Coquelle (1998) permet cet élargissement de notre panorama grâce à une analyse des commandes, des déroulements et des évaluations des formations professionnelles en France. Cette analyse met à jour la difficulté de développer et de valoriser d’autres finalités que l’accès à l’emploi et la méfiance toujours très vive à l’égard de formations ne plaçant plus le travail au centre de leur préoccupation. Elle confirme également l’importance de l’énergie utilisée pour maintenir l’objectif d’un accès à l’emploi pour tous.

Reprenons quelques éléments clefs de cette étude. La première finalité de la formation professionnelle est de contribuer au développement économique. Elle produit pour cela la main d’oeuvre qualifiée requise, favorise la professionnalisation de certains métiers, voire facilite l’émergence de nouvelles activités. L’auteur montre toutefois que cet objectif de développement quantitatif de l’emploi dissimule bien souvent un autre objectif plus généralement tu, qui ne vise plus l’augmentation du volume d’emploi, mais la « gestion de la file d’attente » des chômeurs (en faisant en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes qui soient privés d’emploi).

Une seconde finalité de la formation professionnelle consiste donc à réduire les inégalités face à l’emploi, en améliorant les chances d’accès au travail pour des publics défavorisés. La formation est utilisée ici comme facteur de discrimination positive, ce qui n’est pas une mince tâche lorsque l’on connaît la puissance des mécanismes d’accroissement du chômage de longue durée.401

Cette deuxième finalité mérite plusieurs commentaires. Il est en premier lieu très significatif qu’elle ne soit que très rarement reconnue tant par les financeurs que par les usagers de formation. Cette absence de reconnaissance illustre la volonté collective de ne pas aborder de front la réalité angoissante de l’incapacité de notre société à offrir un emploi à tous. Faute d’admettre cette réalité et de réfléchir à l’évolution de la place du travail, la société fait le choix d’entretenir la croyance d’un possible accès à l’emploi pour tous et développe pour cela des dispositifs fort coûteux tant financièrement qu’humainement.

Le même phénomène de cache-cache avec la réalité peut être observé avec la troisième finalité repérée par C. Coquelle. Celle-ci consiste à limiter les conséquences négatives de chômage, c’est-à-dire à rendre cette situation moins difficile pour les intéressés et moins menaçante pour la collectivité (en fournissant un statut et un revenu de substitution, en améliorant les conditions de vie pratique, par un travail de développement personnel, par une participation à la vie publique hors travail, etc.). Ce type de formations ne relève plus de la l’acquisition de compétences mais d’autres actions comme l’accompagnement social, psychique, l’animation sociale et donne lieu, lui aussi, à des dépenses considérables. Il est toutefois largement remis en cause et les objectifs de socialisation et de dynamisation sont souvent décriés, taxés de dérive ou défaitisme.

Ces constats apportent de nouveaux arguments à ma réflexion. La possibilité d’exister sans l’étayage du travail apparaît une nouvelle fois trop inquiétante pour être encouragée. La société refuse toutefois de fermer complètement les yeux sur la réalité vécue par les millions de personnes contraintes de se passer de ce soutien. Elle développe alors des dispositifs où se cristallisent ses hésitations et contradictions face à la gestion du chômage.402 Le troisième type de formation décrit par C. Coquelle témoigne en effet d’une prise de conscience de la souffrance liée à la rupture du contrat narcissique et d’une volonté de la soulager. Les solutions offertes ne viennent toutefois que renforcer la rupture puisqu’il n’est pas proposé d’autres voies que l’emploi pour disposer d’une place dans la société.

Notons par ailleurs que ce type de prise en charge signifie implicitement que l’origine de la rupture est cherchée du côté de l’individu puisque c’est lui qui doit être « formé » et « soigné » pour se réintégrer à la collectivité. Je reviendrai sur cette question de l’individualisation de la problématique du chômage en m’interrogeant sur le soutien environnemental de la gestion de la culpabilité (§ 2.2.2.2 de ce chapitre). Remarquons simplement pour le moment qu’elle ne fait qu’amplifier la dimension paradoxale des messages transmis. Les chômeurs sont non seulement soumis à l’injonction de chercher ce qu’on ne leur permet pas de trouver, mais se voient également reprocher de ne pas réussir à atteindre cet objectif inaccessible.

L’adjectif écrasant choisi pour qualifier le contexte environnemental des chômeurs prend tout son sens à l’issue de ce premier registre de remarques : les messages transmis par une communauté se figeant autour de la valeur travail, refusant d’admettre que cette activité ne joue plus le rôle d’intégrateur exclusif mais incapable, dans un même temps, de proposer un emploi à tous, se traduisent souvent par un sentiment d’enfermement, d’engloutissement dans la spirale infernale de l’exclusion. Ce sentiment typique des situations paradoxales a fréquemment été illustré par les travaux de Palo Alto. P. Watzlawick (1972) décrit par exemple les sensations d’un jeune homme confronté à une répétition d’injonctions paradoxales en ces termes : « il rêvait qu’il portait quelque chose de lourd, ou qu’il se battait contre quelque chose, ou bien qu’il était englouti par quelque chose ».403 Le lecteur pourra également trouver une illustration sarcastique de ce contexte d’enfermement dans le texte de Raymond Devos « Le plaisir des sens » reproduit en Annexe II, § 1.

Notes
401.

L’auteur décrit les phénomènes de file d’attente s’apparentant en période de chômage à une « pile » : le dernier rentré a toutes les chances d’être le premier sorti. Ce mécanisme est renforcé par un processus de dégradation des chances de réemploi concernant les individus eux-mêmes. Cinq des principales variables susceptibles de faire obstacle à l’emploi ont pour caractéristiques communes de croître avec le temps d’inactivité : l’âge, le mauvais état de santé, le manque de dynamisme de la recherche d’emploi, l’obsolescence de la qualification et le simple fait d’être au chômage perçu en général par l’employeur comme un indicateur négatif.

402.

On retrouve ici les hésitations décrites chez certains auteurs en Chapitre III, § 1.1.3.2.

403.

P. Watzlawick, J. Helmick Baevin, D.D. Jackson, Une logique de la communication, p 195.