1.2.1 Inutilité et angoisses : trois perspectives éclairantes.

Je pense notamment à l’expression « les inutiles au monde » choisie par R. Castel404 (1995) pour établir un parallèle entre la condition de vagabond en France et en Angleterre au XVIième et au XVIIIième siècle et l’apparition contemporaine d’un profil de « travailleurs sans travail ». Ces deux groupes de sujet se retrouvent dans l’impossibilité de s’autosuffire ; tous deux occupent « littéralement dans la société une place de surnuméraire »405 et le destin juridique et social du premier ne peut que venir faire écho aux évocations très pessimistes des demandeurs d’emploi cités précédemment.

Pour ne citer que quelques extraits de l’analyse historique de R. Castel, rappelons cette définition juridique du vagabond datant de 1566 : « Gens qui ne servent que de nombre ; ils sont le poids inutile de la terre ». Soulignons également le parallèle entre la définition du vagabond « sans aveu », c’est-à-dire sans travail et sans appartenance communautaire et l’association faite par Léon entre son expérience de rupture familiale et de rupture professionnelle. Evoquons aussi les châtiments réservés au vagabond : bannissement interdisant l’accès à certaines villes et le conduisant « à errer perpétuellement dans un no man’s land social, tel un animal sauvage repoussé de partout », exécution capitale appliquée à certaines périodes, dépôts de mendicité marqués d’un taux de mortalité effarant, travail forcé.

La souffrance liée au sentiment d’inutilité est rendue plus compréhensible par cette perspective historique qui inscrit la nécessité de s’assumer comme une réalité collectivement portée et transmise de génération en génération, réalité conduisant à distinguer les capables des incapables. Nous retrouvons dans cette analyse l’idée de trame commune de la relation au travail et la difficulté de désintriquer valeurs et normes de l’identité individuelle.

Le tableau provocateur et alarmant de V. Forestier dans son ouvrage « L’horreur économique » (1996) peut, à la suite de ces rappels, être lu comme la transcription futuriste envisageable de telles horreurs historiques. Cet auteur propose une analyse prospective de notre fonctionnement économique et de ses terrifiantes conséquences humaines s’il n’y a pas modification des règles du jeu et des choix politiques actuels. Partant du constat de l’impossibilité de notre société à faire le deuil du plein emploi et de l’entretien de la valeur travail comme seul idéal et critère d’intégration, V. Forestier décrit ce qu’un tel refus collectif impose actuellement à ceux que l’on fait vivre sans emploi tout en les traitant et les jugeant « en fonction des mêmes critères qu’au temps où les emplois abondaient »406 Elle imagine dans un deuxième temps les formes extrémistes que peuvent prendre de tels jugements. Poussant caricaturalement et mécaniquement son raisonnement jusqu’au bout d’une logique basée uniquement sur le profit, elle passe ainsi au fil de son ouvrage des remarques « il faut pour mériter de vivre se démontrer utile à la société, utile à l’économie, c’est-à-dire rentable, c’est-à-dire employable »407 ou « est-il utile de vivre si l’on n’est pas profitable au profit ? »408 à la crainte de voir un jour exterminer par dizaines ou par milliers des êtres humains tenus pour superflus par un régime autoritaire mettant en acte ce qu’une démocratie n’ose pas déclarer.

« La Fabrique des exclus » de J. Maisondieu (1997) est un troisième ouvrage apportant un éclairage intéressant à la compréhension du sentiment d’inutilité et aux angoisses primaires qui l’accompagnent. Complémentaire à la vision historique de R. Castel, et plus nuancé que la démonstration de V. Forestier, il offre d’autres images de la rupture du contrat narcissique en parlant de l’exclusion comme de mort ou d’inexistence sociale et en analysant certaines formes de suicide chez les demandeurs d’emploi « comme la seule solution pour celui [...] qui refuse de n’être qu’un mort vivant ».409 L’originalité de son apport est toutefois surtout de proposer de nouveaux éléments d’analyses des angoisses liées aux phénomènes de disqualification qui conduisent des sujets à ne plus se sentir vivants parce qu’ils vivent sans être vus.

Ces nouveaux éléments consistent d’abord à mettre en évidence la part active de l’ensemble des membres d’une société, « les inclus », pour organiser et accepter collectivement une mort sociale, qui peut alors être perçue par les exclus comme un meurtre fratricide.

‘« J’ai dû me faire à l’idée qu’elle (l’exclusion) ne pouvait se développer et gangrener la vie de certains sans la participation active, quoique souvent (mais pas toujours) inconsciente, de tous ». « J’ai entrevu notre aptitude collective à ignorer que notre main droite fabriquait inlassablement l’exclusion contre laquelle notre main gauche luttait avec une certaine mollesse. »410

Ils conduisent ensuite à expliquer en quoi ce meurtre symbolique s’appuie sur le déni du sentiment de commune humanité avec les exclus.

‘« Vivre et simultanément ne pas exister comme un sujet reconnu par ses pairs, tel est le paradoxe qui fonde son mal–être dès qu’il (l’individu) entre en exclusion. Il est vivant et désireux de vivre normalement, mais il est condamné au non–être social par ceux là même qui tout en reconnaissant son droit à la vie, lui dénie sa qualité de semblable et donc sa place dans l’ordre symbolique. »411

Par crainte de faire à notre tour partie des exclus, par désir de protéger nos biens et notre sécurité, nous refusons d’admettre que notre organisation sociale ne fait pas une place à chacun et réfutons la possibilité de remettre en cause cette organisation et les valeurs qui la fondent. Limités d’autre part par l’interdit du meurtre, nous ne pouvons toutefois pas faire disparaître les surnuméraires de ce système et sommes quotidiennement remis face aux contradictions de notre société.

‘« Quand il n’y a pas de la place pour quelqu’un et qu’on ne désire pas trop lui en faire une, sa situation est très inconfortable. Il n’est pas nécessairement enclin à se suicider immédiatement pour cesser d’être en trop, on ne peut pas non plus l’abattre pour le faire disparaître ou l’inciter trop franchement à se tuer, c’est interdit par la loi. »412

Nous choisissons alors défensivement de charger « l’exclus de quelque tare » pour justifier sa mise à l’écart par son incapacité à respecter les règles sociales élémentaires. Cet effort pour ne surtout pas voir et savoir qu’il n’y a pas de différence entre inclus et exclus constitue une protection efficace contre la crainte d’être à notre tour concerné par l’exclusion, mais il est aussi une attaque de « la racine la plus intime du lien inter–humain, la communauté de nature »413, et peut conduire, comme le rappelle J. Maisondieu, d’une première étape d’exclusion du champ des préoccupations à des étapes plus radicales d’élimination. « La purification ethnique est un tragique exemple contemporain des conséquences du refus de continuer à voir dans l’Autre un semblable ».414

Une telle analyse souligne une nouvelle fois toute la violence de la rupture du contrat narcissique. Elle est également une excellente démonstration des formes d’attaque de la capacité à s’illusionner accompagnant le chômage de longue durée et contribue en cela à compléter l’analyse proposée en fin de Chapitre IV. La perte d’emploi a mis à mal les illusions ayant donné sens au travail, c’est-à-dire en particulier aux efforts et sacrifices consentis dans ce cadre ; l’absence de soutien environnemental pour supporter la souffrance de cette perte conduit, dans un second temps, à perdre les illusions concernant la vie en société et la nature du lien unissant ses différents membres.

De multiples événements sont à la source de cette désillusion. C’est, par exemple, la surprise de voir qu’après des années de travail acharné vous faisant apprécier de tous, le licenciement non seulement ne vous épargne pas, mais surtout que la terre n’en continue pas moins de tourner.

Mme H. raconte ainsi son dernier contact avec l’entreprise à laquelle elle a été dévouée vingt ans de sa vie, y passant ses soirées et une partie de ses week-ends, et dans laquelle elle a évolué d’un poste d’aide-comptable à un poste de secrétaire de direction.

‘« D’abord on m’a changée de bureau, et puis chaque semaine on supprimait l’une de mes fonctions, je n’étais plus au courant de rien, je pensais qu’ils allaient finir par m’enlever ma chaise. Pour résumer ma situation, avant j’étais indispensable, tout ce qui passait par moi était bon et après, finalement, je ne valais plus rien. J’ai quitté mon travail le 2 juillet au soir. J’ai fait le tour des bureaux, j’ai serré la main à tout le monde. On ne m’a même pas dit : “Merci pour ce que vous avait fait, bonne chance.” Rien. On m’a serré la main comme si je revenais le lendemain ».’

Le constat du progressif « effilochage » du réseau relationnel, l’absence de soutien de ceux qui affirmaient pourtant haut et fort avant le licenciement leur solidarité et amitié, relèvent du même registre de désillusion.

Face à de telles situations, les questions s’amoncellent :

  • N’ai-je été estimé ou aimé que pour ce que je faisais et non pas pour ce que j’étais?

  • Ne puis-je être aimé que parce que je suis utile aux autres?

  • Maintenant que je suis une charge, ma mort dérangerait-elle encore quelqu’un?

Avec elles, apparaît l’évidence habituellement oubliée de l’aliénation de chaque sujet à une société qui ne lui donne une place que parce qu’il lui est indispensable, qu’il est l’élément par lequel elle se perpétue. L’illusion d’être aimé « gratuitement » disparaissant, le sujet découvre les devoirs qu’il doit remplir pour continuer d’avoir droit de cité parmi ses semblables. Il découvre aussi que même si elle l’aliène, la société lui est nécessaire, qu’il a besoin de rencontrer d’autres sujets et que sans le prétexte social du travail, il a parfois bien du mal à maintenir des échanges.

J. Maisondieu analyse la violence de ces découvertes en rappelant le désir universel « d’être apprécié pour ce que l’on est et non pour ce que l’on fait »415, désir sans doute lié à la nostalgie d’une relation sécurisante et inconditionnelle à la mère, nostalgie d’une période où le sujet « se sent aimé, totalement, sans arrière pensée et sans calcul ». « Etre aimé pour soi, gratuitement, spontanément, sans avoir à le demander, sans avoir à acheter l’intérêt de l’autre, tel est le désir le plus secret, mais aussi le plus fort de tout être humain ».416 Or l’exclusion et les questions qu’elle suscite remettent directement en cause un tel désir.

‘« (...) découvrir que dès que vous n’avez plus rien à offrir à autrui qu’une demande d’aide vous n’intéressez plus personne, a (...) quelque chose de terriblement désespérant et de profondément insécurisant. C’est être amené à faire concrètement le constat qu’on ne vaut rien en tant que personne. On ne valait que parce que l’on avait, et pas du tout, ou si peu, parce que l’on est. »417

L’intense difficulté ou l’impossibilité de certains demandeurs d’emploi de demander de l’aide pour traverser un période de grande précarité peut être analyser dans une telle perspective comme la tentative désespérée de garder quelques illusions sur « la considération de l’homme pour l’homme », « sur l’amabilité du genre humain ».

‘« On souhaite ardemment demander de l’aide car il y va de la survie matérielle, mais on ne veut pas le faire car il y va de la survie des illusions. Un refus de prise en considération de sa demande chez un démuni risque de tuer en lui le rêve sécurisant de l’amour fraternel. »418

Notes
404.

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale.

405.

Ibidem, p 386.

406.

V. Forestier, L’horreur économique, p 15.

407.

Ibidem, p 17.

408.

Ibidem, p 21.

409.

J. Maisondieu, La fabrique des exclus, p 38.

410.

Ibidem, p 112 et 114.

411.

Ibidem, p 61.

412.

Ibidem, p 60.

413.

Ibidem, p 122.

414.

Ibidem, p 121.

415.

Ibidem, p 125.

416.

Ibidem, p 23.

417.

Ibidem, p 44.

418.

Ibidem, p 45.