1.2.2 Angoisses et perte du sentiment d’humanité.

Les trois perspectives du sentiment d’inutilité développées précédemment amènent à mieux comprendre l’apparition de violentes angoisses persécutives et dépressives chez certains chômeurs dans l’incapacité de gérer l’hémorragie narcissique liée à leur exclusion de la société.

Ces angoisses apparaissent par exemple dans la description de son chômage par M. C., homme de 37 ans au chômage depuis deux ans. Cette description consiste à en une alternance de deux registres de discours étroitement imbriqués malgré leurs aspects contradictoires : celui d’un homme capable d’envisager philosophiquement les avantages de l’inactivité professionnelle pour la qualité de vie et celui d’un homme souffrant profondément de sa situation d’inactivité. Le deuxième registre prend en fait quantitativement poids au fil de l’entretien réduisant progressivement le premier à une stratégie défensive de moins en moins performante pour contenir le débordement des angoisses. M. C. décrit ainsi, dans un premier temps, sa découverte du plaisir de la lecture ou de la solidarité de voisinage grâce au chômage :

‘« Je prends un bouquin, pourtant je n’aime pas la lecture. Mais vous tombez sur des paragraphes qui parlent de choses que vous avez envie de connaître. (...) Je prends beaucoup de temps pour observer comment les gens vivent, pour aider mes voisins. Au début ils étaient surpris, maintenant ils viennent me voir pour me demander un service. C’est un peu comme l’ambiance qu’il y avait autrefois dans les villages. Je me rappelle ma mère, elle pouvait toujours demander un service à une voisine ».’

Mais il évoque rapidement la souffrance de certains chômeurs, ceux qui sont seuls ou qui ont des dettes, ceux qui se suicident ou deviennent alcooliques. Il se place en position de bienfaiteur et de moralisateur face à ce laisser aller et souhaite de tout coeur pouvoir intégrer une association de bénévoles pour pouvoir rencontrer des personnes en difficulté, leur remonter le moral. Cet effort de projection de la souffrance ne suffit toutefois pas à maintenir à distance la violence des angoisses qui l’assaillent. Celles-ci apparaissent crescendo et ponctuent un discours continuant à se vouloir, en surface, résolument optimiste et volontaire. M. C. parle d’abord de sa peur lorsqu’il regarde les informations : « ‘C’est affreux, en Afrique on tue des gens avec des bâtons; en France les clochards meurent dans la rue; c’est affreux, c’est affreux ».’ Puis il note : « ‘Beaucoup se suicident pour ne plus voir cette misère, moi j’ai l’impression que rien ne va s’arranger. Parfois je n’allume même plus la télé. Ça me fait tellement peur »’ . Plus tard, il ajoute comme une évidence : « Vous savez, quand on ne travaille pas, on voit toutes les maladies qu’il y a... Ça fait peur ». Et l’entretien se termine par des propos où les angoisses paranoïdes ne sont plus retenues : ‘« Bientôt, on va être obligé d’aller voler. On va se tuer entre nous pour avoir quelque chose. C’est ça que je vois. Les pauvres vont attaquer les riches. Même ici dans une petite ville de montagne, il y a des clochards.(...) Moi, c’est l’hiver qui me fait peur, les gens qui meurent. Les Restau’ du Coeur n’y peuvent rien, ils donnent des choses pour aider les gens, mais ce sont des produits périmés, ils vont nous intoxiquer »’ .

Ces angoisses vont de pair avec une profonde dégradation de l’estime de soi, conduisant certains chômeurs à se sentir niés dans leur existence d’être humain, c’est-à-dire atteints dans cette identité primaire que P.C. Racamier (1980) appelle « idée du Moi ».419 Je fais référence ici à l’idée qu’il existe dans notre psychisme, une identité très archaïque antérieure à toute relation d’objet et relative à « la question de l’appartenance à une communauté d’espèce ». Cette idée du Moi est ce qui « nous permet de considérer que l’objet est fait de la même pâte que nous, c’est une représentation non-figurative du Moi de l’espèce ».420 Elle repose sur une identification peu explicitée car habituellement prise dans le cadre muet de ce qui ne peut pas ne pas être. Certaines situations la mettent cependant cruellement en évidence. C’est le cas des enfants gravement handicapés qui « achoppent à devenir un être humain » dans les représentations de leurs parents ; celui des camps de concentration ou de toute situation de détention et de traitement inhumain. Il semble que ce soit aussi le cas de certaines situations de grande précarité associées au chômage, comme tendent à le montrer de nombreuses expressions extraites des discours des demandeurs d’emploi.

Cette dégradation du statut de sujet et d’être humain prend plusieurs formes :

Elle correspond à la perte du statut de citoyen, associée à l’idée de chute, de déchéance, de fainéantise.

Ce n’est pas « une tare, mais il faut avoir un vrai travail si on ne veut pas être rejeté comme un miséreux ». « Je ne veux pas de petit boulot car je ne veux pas être réduit au reclassement professionnel, je veux être reconnu comme un citoyen. Je veux une considération normale ». « Je travaille depuis l’âge de quinze ans et on n’est pas une famille de fainéant, il faut que je retrouve un boulot ». ‘« Je ne suis pas comme les glandeurs qui passent de stage en dépression nerveuse qui se laissent aller à picoler, je fais tout pour ne pas leur ressembler ».’ [DE en EPP]

Elle conduit également à réduire son identité à celle d’un animal, d’une plante ou d’un objet.

‘« On nous traite comme des chiens ». « C’est comme si j’étais un parasite, une sangsue de la société. Ils veulent nous éliminer comme si on était des rats qui viennent tout bouffer ». « On est bon qu’à végéter ». [DE en EPP] ’

Il est important de remarquer que la perte du sentiment d’humanité peut, en grande part, être majorée par les discours environnementaux comme en témoigne C. Dejours dans son ouvrage « Souffrance en France » (1998). Le vocabulaire utilisé par les entreprises et repris par les médias pour nommer et justifier les licenciements massifs mêle en effet, sans aucune mesure, êtres humains et déchets. Il s’agit de « dégraisser les effectifs », d’« enlever la mauvaise graisse », de « faire le ménage, passer l’aspirateur, décaper la crasse, décalaminer, détartrer ».421

Une nouvelle facette de l’intrication entre fonctionnement moïque et activité professionnelle apparaît dans ces derniers témoignages. La rupture d’une relation d’exclusivité à l’objet-travail peut saper les fondements les plus archaïques de l’identité en remettant en question le sentiment d’être reconnu comme être humain. L’ensemble de ces remarques conduit toutefois surtout à noter que les caractéristiques environnementales précédemment décrites ne sont guère propices à un travail de deuil. Elles permettent au contraire de comprendre le sentiment de détresse exprimé par des chômeurs d’autant plus en souffrance qu’ils se sentent isolés et privés de la possibilité de s’appuyer sur un ensemble d’autres semblables pour supporter leur situation. Nombreux évoquent ainsi l’absence de dialogue comme une difficulté supplémentaire et parlent de leur désir de créer des lieux capables de briser cet isolement.

‘« Je souffre dans mon coin, je souffre tout seul quand les gosses dorment le soir. Je n’ai personne à qui en parler. J’ai des copains qui sont dans le même cas que moi mais beaucoup s’en cache. Ils n’osent pas dire “Je suis allé voir la Croix-Rouge pour avoir à manger.” Je suis content quand il y en a deux ou trois avec qui je peux discuter librement, dire qu’on m’a donné une veste ou une chemise. Mais souvent ça s’arrête là. On est dans un cercle très fermé quand on est au chômage ». [M. B.]’ ‘« Il faudrait monter des associations pour que les chômeurs discutent ensemble, qu’ils mangent un bout, pas coûteux, mais qu’ils se remontent le moral, qu’on se remonte le moral entre nous ». [Léon]’

Le souhait de côtoyer des sujets partageant leurs préoccupations correspond bien souvent à une tentative pour stopper l’hémorragie narcissique liée à la perte d’emploi en trouvant un minimum de satisfaction et de valorisation dans leur capacité à gérer psychiquement ce qui leur arrive. La crise est moins déstructurante si l’on tente d’y faire face activement. Faute de cette issue, les déstabilisations narcissiques liées à l’absence de témoins et à l’auto-représentation négative de la désorganisation défensive — décrites en Chapitre IV — se voient renforcées par le sentiment d’impuissance.

L’environnement dont le soutien serait nécessaire au bon cheminement du deuil se révèle ici non seulement incapable de proposer cet étayage mais au contraire à l’origine d’entraves supplémentaires. Ces entraves vont maintenant être précisément décrites. Je montrerai en premier lieu en quoi les caractéristiques environnementales privent le sujet d’une grande part de l’énergie utile au deuil. Je décrirai ensuite les obstacles spécifiques à chaque phase du deuil.

Notes
419.

P.C. Racamier, Les schizophrènes.

420.

J’utilise le développement du concept d’idée du Moi de F. André dans « L’enfant insuffisamment bon » (1986), p 87 et 102.

421.

C. Dejours, La souffrance en France, p 10.