2.2 Le chômage comme situation de traumatisme cumulatif.

La réaction défensive consistant à recourir à l’alcool constitue un exemple permettant de décrire le chômage comme une période de cumul des difficultés et de répétition des traumatismes. Elle montre que la perte d’emploi n’est souvent, chez les chômeurs de longue durée, qu’une première étape, conduisant pour des raisons économiques, sociales ou relevant de processus défensifs individuels, à de nouvelles pertes en chaîne.

Ce cumul peut être illustré de multiples autres manières. Il est par exemple inhérent à la situation de précarité : faute de disposer de ressources nécessaires pour gérer les problèmes rencontrés, le sujet se heurte à des obstacles de plus en plus importants, eux-mêmes difficilement gérables et à l’origine de nouvelles difficultés.

Aux négligences propres aux chômeurs s’ajoutent celles des administrations et en particulier des organismes rémunérant les formations professionnelles destinées à la réinsertion. Des décalages de plusieurs mois entre l’entrée en formation et le premier versement d’une indemnité mettent bien souvent les stagiaires dans l’impossibilité de financer leurs trajets pour se rendre en formation. Ce qui leur avait paru la solution pour s’en sortir devient ce qui rappelle une nouvelle fois leur exclusion.

‘« J’avais obtenu de par ma rigueur dans la tenue de mon compte de pouvoir faire des dépenses pour suivre ce stage. Mais depuis que je suis entré en formation, je n’ai pas touché un centime et quand je vais recevoir mon salaire, il servira à payer les agios qui s’accumulent à chaque jour de découvert. J’aurais pu avoir 2 000 francs en poche et ils resteront à la banque parce que l’administration ne nous paie pas à temps ! » [M. I.]’

On retrouve le modèle du double-lien déjà évoqué : une relation de forte complémentarité, celle de tout sujet avec la société, un individu en position basse par sa situation financière, à laquelle s’ajoute parfois une absence de qualification ou une difficulté à manier avec aisance des règles administratives et une injonction paradoxale demandant à des sujets de respecter les règles de consommation de la société à laquelle ils appartiennent, alors que cette même société ne leur laisse plus une place pour gagner l’argent nécessaire.430

La volonté sociétale d’entretenir la centralité du travail est une autre source de cumul des traumatismes puisqu’elle invite à une recherche d’emploi sans cesse renouvelée et sans cesse déçue. Le sujet est donc non seulement confronté à la perte de son activité professionnelle mais à la perte de l’ensemble des postes potentiels dans lesquels il place une part de son espoir au fil de ses démarches. La description des privations sensorielles et relationnelles auxquelles est soumis un chômeur a apporté également un exemple : la douleur de la perte de l’activité professionnelle est renforcée par la progressive disparition des activités extra-professionnelles, la perte des témoins professionnels est majorée par l’isolement familial et amical. Les travaux de R. Castel (1995) sur la désaffiliation témoignent de ce phénomène : le sociologue constate par exemple, sans pouvoir l’expliquer, la corrélation statistique entre le taux de rupture conjugale et la précarité du rapport à l’emploi (24% de rupture conjugale chez des personnes ayant un emploi, 31,4% pour un emploi précaire, 38,7% en cas de chômage).431 Notons encore que le traumatisme cumulatif peut résulter de conduites d’évitement ou de disqualification de la part de certaines institutions durablement indifférentes à la souffrance des chômeurs et incapables d’apporter le soutien attendu.432

Cette répétition amène à compléter l’analyse théorique du sentiment de honte : celui-ci résulte d’un amalgame d’expériences qui confirme la croyance du sujet en la légitimité des messages négatifs qui lui sont transmis et l’amène à intérioriser le sentiment d’invalidité. Comme l’explique V. de Gaulejac (1996) « des vagues successives produisent un renforcement du sentiment qui se consolide à chaque étape pour coller à la peau ». « C’est cette intrication de hontes multiples qui explique le lent processus de sédimentation par lequel celles-ci vont l’habiter profondément et totalement ».433

Cette répétition est par ailleurs à l’origine du sentiment d’enfermement dans une spirale infernale et sans issue déjà évoquée dans ce chapitre. M. Diab (1989) a particulièrement bien décrit ce phénomène dans son mémoire de DEA434 en montrant en quoi le sentiment d’écrasement résulte de l’accumulation d’événements relativement anodins et bénins, ou qui le seraient en tout cas dans une situation sociale stable, événements prenant une proportion de catastrophe parce qu’ils touchent un sujet déjà fort fragilisé par les périodes déstructurantes antérieures.

Ce phénomène, illustré par l’expression « la goutte qui fait déborder le vase », peut être également décrit métaphoriquement comme le lent mais irrévocable travail d’érosion de l’eau et du gel creusant des failles dans le rocher et déclenchant une chute de pierres lors d’un énième changement de température, ni plus ni moins violent que les autres, mais déterminant et révélant l’usure restée jusqu’alors invisible. Il s’avère indispensable à la compréhension de nombreuses situations : l’intensité de certaines réactions de chômeurs peut en effet paraître bien disproportionnée si l’on ne l’attribue qu’à un événement isolé et directement visible et que l’on oublie les facteurs déstabilisants antérieurs. L’effondrement de Mme L., incapable de poursuivre un stage d’élaboration de projet et dans l’obligation de recouvrir à un traitement antidépresseur semble incompréhensible si on ne l’explique que comme la suite de la panne de sa voiture. La violence verbale et physique de M. G. à l’égard de l’organisme qui l’accompagne dans ses recherches d’emploi paraît bien démesurée si on la comprend comme la résultante d’une mauvaise chute qui a conduit à lui plâtrer le poignet. Ces deux événements prennent en revanche sens si on les envisage comme l’ultime coup porté à un sujet fragile parce qu’épuisé par une multitude d’événements similaires. La gestion de l’incident mécanique ou corporel requiert une énergie que le sujet ne possède plus et l’on peut saisir que l’obstacle paraisse effectivement insurmontable.

Le traumatisme cumulatif caractéristique de telles vignettes cliniques est une nouvelle manière d’expliquer que le chômage n’est pas un contexte favorable au travail de deuil. L’énergie mobilisée pour faire sans cesse face à de nouveaux micro-traumatismes ne peut dans le même temps être disponible pour accepter la perte de l’emploi. Comme l’explique M. Diab, « beaucoup passent leur temps “à réparer le passé” sans pouvoir se tourner vers l’avenir ».435 L’environnement ne protège donc pas de nouvelles agressions comme il le serait souhaitable pour une disponibilité psychique optimum, mais au contraire les perpétue.

Notons pour finir que le concept de traumatisme cumulatif proposé par M. Masud R. Khan436 (1976) pour comprendre les conséquences de certaines défaillances des fonctions maternelles pour la maturation psychique de l’enfant s’avère particulièrement intéressant pour analyser avec finesse la nature des messages disqualifiants transmis aux chômeurs. M. Masud R. Khan insiste en effet sur la nécessité de distinguer les conséquences des carences graves ou de la psychopathologie maternelle des conséquences de défaillances maternelles partielles, mais invite à ne pas négliger ce deuxième type de dysfonctionnements, même s’il s’avère difficilement observable du fait de ses répercussions tardives. Une même attention mérite d’être portée à l’environnement des chômeurs pour ne pas oublier que parallèlement aux messages explicitement disqualifiants existe une multitude de conduites moins repérables mais tout aussi dangereuses car silencieusement et imperceptiblement à l’origine de graves effondrements narcissiques.437

Notes
430.

De la même façon, le rapport aux entreprises est fort complexe. La période de chômage est souvent considérée, même si elle devient de plus en plus commune, comme la preuve ou du moins le signe d’une incompétence ou de qualités d’employabilité médiocres. Une nouvelle fois une formule simplificatrice mais parlante car caricaturale résume le problème : « Vous cherchez du travail, mais comme vous n’en avez pas, c’est que vous n’êtes pas bon à travailler, donc on ne peut pas vous donner de travail» . De telles remarques prennent un poids de plus en plus grand avec l’allongement de la durée de l’inactivité et finissent par décourager les chômeurs les plus motivés.

431.

R. Castel, op. cit., p 414.

432.

Le paragraphe 2.2.2.2 de ce chapitre permettra d’illustrer plus précisément ce dernier exemple.

433.

V. de Gaulejac, Les sources de la honte, p 54 et 55.

434.

M. Diab, Chômage de longue durée et risques de traumatismes cumulatifs.

435.

Ibidem, p 57.

436.

M. Masud R. Khan, Le soi caché. Chapitre III, Le concept de traumatisme cumulatif ; Chapitre IV, Distorsion du Moi, traumatisme cumulatif et reconstruction dans la situation analytique.

437.

Je renvoie de nouveau le lecteur au paragraphe 2.2.2.2 de ce chapitre.