2.3.1 L’absence de butée du réel pour penser une perte durable.

Examinons en premier lieu le soutien environnemental apporté à l’acceptation de la réalité de la perte. Les chômeurs expriment dans une grande majorité le choc qu’a été pour eux le licenciement. Même si celui-ci était annoncé de longue date, ils témoignent avoir souvent refusé d’y croire pendant des mois alors que leur employeur les incitait vivement à chercher une autre piste professionnelle, et n’avoir commencer à prendre conscience de la réalité des faits qu’à réception de la lettre de licenciement. Il faut ensuite quelques jours à quelques semaines pour réaliser toute la portée de cette annonce. De nombreuses personnes décrivent ainsi la phase d’incertitude qu’elles ont traversée, ne pouvant se résoudre à accepter ce qui était pourtant écrit noir sur blanc sur leur courrier et s’attendant toujours à un nouveau message venant leur dire : « Il y a eu erreur, vous êtes finalement réintégré sur votre poste de travail ». Mais sauf cas exceptionnels de chômeurs s’enfermant dans un déni de la réalité pour eux ou pour la famille et continuant à se rendre sur le lieu de travail ou à respecter leurs horaires d’absence du domicile, le principe de réalité est admis et l’entrée dans la phase dépressive envisageable.

L’environnement joue pour cette période initiale son rôle de confirmation collective de la réalité de la perte en imposant des démarches administratives, permettant d’ouvrir des droits d’allocation chômage par exemple, et ne laissant aucun doute, au moins en ce qui concerne les processus secondaires, sur la réalité de la perte.

L’acceptation de la réalité de la perte ne semble donc en général ne pas poser trop de problèmes et est bien soutenue par l’environnement.

La prise de conscience que le chômage peut durer, voire devenir définitif, ne paraît en revanche ne recevoir aucun soutien et même être collectivement refusée. Ainsi, s’il est possible de faire le deuil d’un emploi particulier, il est en revanche beaucoup plus compliqué de renoncer à une activité professionnelle pour une période longue de plusieurs années ou de se dire qu’on ne retravaillera plus. Cette difficulté est importante parce qu’il n’existe pas d’éléments de certitude, ni sur le temps nécessaire pour retrouver un emploi, ni sur la possibilité d’en trouver un. Pour le dire autrement, chacun demeurant, dans la mesure où il remplit les conditions d’âge et de santé, potentiellement susceptible d’être de nouveau embauché, il n’existe pas de butée du réel favorisant le travail de renoncement. Et l’environnement n’apporte globalement aucun soutien permettant de lever le doute sur le caractère durable ou définitif de la perte. Il entretient au contraire — on l’a vu — la conviction qu’un retour à l’emploi est possible, qu’il ne s’agit, seulement, que de mobiliser des moyens efficaces pour y arriver.

Cette attitude peut être expliquée de plusieurs manières : elle correspond parfois au déni de l’existence d’emploi pour tous tel qu’il a été décrit dans ce chapitre, § 1.1. Elle est dans d’autres cas une stratégie volontairement mise en place pour parer à la colère de sujets privés d’emploi et ne pas s’exposer au retour de leur agressivité. Elle peut aussi être une tentative de protection des chômeurs contre la souffrance de la perte. Certains médecins de COTOREP* choisissent ainsi ponctuellement de ne pas déclarer une inaptitude au travail pour ne pas fragiliser un sujet qui « s’accroche » à l’idée d’un retour à l’emploi pour maintenir un espoir de guérison. J’ai également évoqué antérieurement le refus des professionnels de l’insertion de réaliser un tri entre individus employables et inemployables. Ce refus peut être analysé comme la crainte d’être à l’origine d’une souffrance insupportable mais il repose sur une réelle difficulté à disposer d’indices objectifs du caractère définitif du non-emploi.

Quelle que soit la légitimité de ces différentes motivations, constatons que l’incertitude quant à la réalité de la perte est plus propice à un suspens du deuil qu’à une entrée dans la phase dépressive comme on l’a vu avec les deuils impossibles en l’absence du corps du défunt.

Gérer le problème de la butée du réel constituera donc l’une des missions élaboratives capitales pour réussir à aménager un processus psychique de deuil permettant de maintenir un équilibre en l’absence d’emploi. L’étude de plusieurs parcours amènera à suivre un tel travail et à examiner le rôle des dispositifs d’insertion pour faciliter ou complexifier ce cheminement. Je m’interrogerai en particulier sur les modalités d’accompagnement pouvant réduire ou suspendre l’éprouvante question de l’incertitude et de l’attente sans cesse renouvelée.