2.3.3 La carence de nouveaux objets d’investissement.

On peut enfin montrer que l’environnement ne semble pas mieux réussir à soutenir la phase de rétablissement qu’il n’a étayé les phases d’acceptation de la réalité et de dépression. Cet échec correspond d’abord à l’incapacité d’offrir un cadre extérieur d’une stabilité rassurante : l’échec des politiques à trouver une solution au chômage, le découragement des professionnels de l’insertion face à l’ampleur de la mission confiée ne peuvent certainement que raffermir le sentiment de désorganisation interne. Il correspond d’autre part, et comme l’a montré le Chapitre III sur la centralité du travail à l’absence actuelle d’objet d’investissement substitutif suffisamment adapté et valorisé. Quels nouveaux repères identificatoires offrons-nous à un adulte privé d’emploi ? Est-il autorisé à investir une autre activité ? Ou la crainte de l’oisiveté et de la dépendance ne clôt-elle pas tout mouvement créatif en rappelant le devoir de travailler ?

J’affinerai cette réflexion en m’appuyant sur le modèle de la crise et de l’analyse transitionnelle proposé par R. Kaës (1979 a).

Rappelons en premier lieu que la crise est un moment de perturbation du travail élaboratif à cause de la disparition des repères et des codes grâce auxquels le sujet maintenait un sentiment de continuité et de sécurité, et à cause du retour d’éléments déstabilisants habituellement méconnus, car mis en dépôt dans les cadres d’appartenance.444 Son dépassement suppose de trouver des dispositifs capables de contenir les éléments primitifs antérieurement en dépôt et les angoisses liées à leur révélation mais aussi de favoriser la construction de nouveaux repères et d’un nouvel espace de continuité. Cette double mission de l’étayage environnemental en période critique correspond à une fonction conteneur et à une fonction transitionnelle qui s’associent pour mener à bien un travail d’élaboration psychique de ce qui n’avait jusqu’alors jamais été différencié du Moi.

La fonction conteneur a largement été théorisée dans la littérature psychanalytique et peut notamment être décrite dans une relation duelle grâce au modèle de la fonction Alpha de la mère ou du Moi-auxiliaire proposé par le thérapeute.

Dans la période critique du début de la vie, période où l’enfant ne possède pas encore les repères et les codes pour gérer les excitations qui l’assaillent du dehors comme du dedans, la mère suffisamment bonne a une fonction conteneur dans la mesure où elle ne se contente pas de protéger son bébé de stimulations trop violentes, mais qu’elle met à disposition sa capacité à traiter des éléments bruts, intrusifs et violents pour leur donner un sens.

Le thérapeute utilise de manière similaire ses capacités à contenir, lier l’incontenable et l’irreprésentable de ses patients. Et comme le souligne R. Kaës (1979 a), « dans des situations plus quotidiennes, la fonction conteneur est assurée par quiconque accepte de recevoir activement, de contenir et de transformer les dépôts et les projets du sujet en crise ».445

La fonction transitionnelle est pour sa part associée à une position paternelle nécessairement complémentaire de la position maternelle décrite précédemment. L’étayage environnemental requis pour traverser la crise ne peut en effet se contenter d’élaborer les éléments archaïques libérés par la rupture du cadre ; il doit progressivement permettre au sujet de mener lui-même à bien ce travail de transformation, c’est-à-dire de se passer du soutien anaclitique temporairement indispensable.

‘« Il importe aussi que cet espace de rupture et d’union s’articule sur l’énoncé et la pratique d’une Loi qui manifeste et suscite un horizon extra-maternel, — paternel — , à l’élaboration de la rupture. Le travail de la rupture pourrait n’aboutir qu’à l’expérience d’un échec répété dans cette élaboration s’il consistait à réparer indéfiniment les blessures et les dégâts ressentis ou infligés par suite de la séparation et de la détresse. Bref, à maintenir la suture maternelle contre toute rupture ultérieure. Les références théoriques fournies par Bion, Winnicott et M. Klein sont ici insuffisants qui peuvent aussi entraîner à développer une pratique, plus ou moins sophistiquée, de soutien anaclitique ».446

De telles remarques rappellent que les dispositifs favorables à la gestion de la crise doivent bien être envisagés comme transitoires. Ils sont un pont entre deux espaces initialement trop éloignés pour que le sujet envisage une traversée solitaire, mais ils ne peuvent s’instituer, si ce n’est à perdre leurs fonctions.

Les exemples de la mère et du thérapeute doivent donc être complétés. La fonction Alpha de la mère n’est bénéfique que parce qu’elle offre un modèle sur lequel va pouvoir se construire la capacité de penser de l’enfant. Celui-ci apprend progressivement à lier et à transformer ce qui l’affecte dans un travail autonome de représentation, garant de son progressif passage de la dépendance à l’indépendance. Ce passage nécessite toutefois qu’un tiers s’oppose à la poursuite d’un fonctionnement fusionnel entre la mère et l’enfant et amène ce dernier à renoncer au confort mortifère d’une prise en charge de sa vie psychique.

De manière similaire, un processus thérapeutique ne peut se limiter à une fonction conteneur mais doit évoluer d’une fonction vicariante de mentalisation assurée de l’extérieur par le « psy » à un temps de modelage des représentations du patient sur les représentations et processus représentatifs mis à disposition puis à un temps de décollement et d’intériorisation du travail psychique. Sans ce progressif passage vers l’autonomie, la relation thérapeutique devient une relation de dépendance à un soignant tout-puissant.

Ce modèle de la crise et de son dépassement conduisent à une nouvelle analyse du contexte environnemental dans lequel vivent les chômeurs. Cet environnement ne semble pas pouvoir tenir ses fonctions conteneur et transitionnelle pour plusieurs raisons :

Notre société vit une période de transformation avec la mise à mal de l’objet-travail autour duquel elle s’était organisée. Cette transformation concrète du contexte économique suppose un travail collectif de symbolisation pour gérer le changement des énoncés fondamentaux et ses conséquences. Ce travail est toutefois encore bien souvent refusé par une communauté se cramponnant à une norme dont la disparition lui semble trop déstabilisante. Réalisé ponctuellement dans quelques lieux marginaux — comme la Maison de chômeurs, Partage — ou par quelques chercheurs, il ne peut actuellement soutenir le travail individuel de gestion de la crise. Les sujets confrontés à une situation de chômage prolongé ne trouvent par conséquent que très rarement des cadres capables de contenir leurs angoisses et de les transformer en une réalité supportable. Une société n’ayant élaboré aucun code commun pour penser sa métamorphose, ou restant trop incertaine quant à la viabilité de ses nouveaux codes, ne peut les mettre à disposition de ses membres. Cette absence d’étayage collectif de la symbolisation impose au sujet de trouver ses propres voies pour mener à bien son travail de représentation.

La fonction transitionnelle ne peut souvent pas être assumée pour des raisons similaires : la crainte de voir disparaître une valeur centrale pour l’équilibre de la société et les angoisses liées à cette disparition ne poussent pas à encourager un travail individuel de construction de nouveaux repères. La société ne propose non seulement pas de soutien pour penser une nouvelle relation au travail mais est peu accueillante pour les propositions qui peuvent lui être faite en la matière.

Précisons que cette inaptitude environnementale à tenir des fonctions conteneur et transitionnelle peut être largement dissimulée par la prise en charge proposée par les nombreux dispositifs d’insertion. Celle-ci peut en effet laisser croire qu’un soutien actif est proposé aux individus victimes de la crise. J’expliciterai mes propos grâce à une vignette clinique racontant un court spectacle réalisé par des demandeurs d’emploi pour clore un stage d’élaboration de projet.

La scène évoque un groupe d’inconnus embarqués dans un bus conduit par un jeune chauffeur d’une folle témérité et partant à la découverte d’une région inexplorée. L’angoisse des passagers devant les risques de se perdre et de tomber dans des précipices se métamorphose progressivement en joie de l’aventure et surprise de la découverte de trésors et de compétences inconnus. La plus grande partie des dialogues porte sur les traits de caractère de chacun des participants et sur la place qu’il a tenue dans le groupe : râleur ou boute-en-train, pleureur ou consolateur, etc.

Un tel récit résume bien ce que peut être un stage de réinsertion : moment de rencontre, il offre la possibilité de s’exprimer et de se reconnaître dans un groupe. Il permet d’autre part de raviver la croyance en soi et en ses capacités. Forts de cette nouvelle confiance, les chômeurs en insertion peuvent de nouveau envisager des projets d’avenir. L’un des objectifs de la réinsertion est bien, en effet, de rompre une logique de l’échec, en permettant le rétablissement d’investissements même minimes et la réalisation concrète de petits projets prouvant que l’insuccès, la faillite des repères et des certitudes ne sont pas voués à se répéter inexorablement.

Cette revalorisation narcissique ne signifie toutefois pas pour autant que les fonctions conteneur et transitionnelle ont pu être tenues. L’analyse des stages en terme de reconstruction de repères peut bien souvent n’être qu’un leurre. La proposition d’un cadre spatio-temporel proche de celui d’une activité professionnelle obligeant à sortir de chez soi, à retrouver des horaires et à être actif permet de faire taire les angoisses de l’inactivité, mais ne constitue pas pour autant un lieu de transformation de ces dépôts. Il ne s’agit pas là d’une fonction conteneur mais d’un mécanisme de défense visant à endiguer au plus vite l’ensemble des questions mises à jour par la rupture du cadre antérieurement mis à disposition par le travail. Ce mécanisme de défense pouvant disparaître brusquement lors de la fin d’une action de réinsertion, on ne peut que s’inquiéter de la violence du retour des questions mises en suspens.

La fonction transitionnelle peut, elle aussi, relever du domaine de l’illusion. Peut-on en effet parler d’un passage lorsque l’on ne propose que la reconstruction du même ? Faute de disposer de nouveaux modèles d’intégration, les dispositifs d’insertion n’invitent pour la plupart qu’à renforcer la relation exclusive à l’activité professionnelle. L’impossibilité d’atteindre cet objet les obligent toutefois bien souvent à entretenir artificiellement l’illusion d’un possible retour.

Ce phénomène qualifié de transition durable par certains auteurs ne peut manquer d’interroger. C. Backmann (1994) se demande ainsi si le cumul des dispositifs d’insertion ne correspond pas à

‘« des procédures douces d’encadrement et d’exclusion de la jeunesse la plus démunie destinés à l’“aider à choisir la marginalité” et secondairement à “masquer” une marginalisation objective rendue nécessaire par les conditions économiques ». « Ne s’agit-il pas d’une pilule permettant de faire avaler aux banlieues une marginalisation quasi-définitive ? »447

C. Wuhl (1992), dont j’ai présenté la réflexion en Chapitre III, rejoint ce questionnement lorsqu’il reproche à la conception sociale de l’insertion professionnelle de ne servir qu’à faire tolérer l’absence et à maintenir le calme parmi les exclus. Peut-on parler dans une telle situation d’accompagnement du deuil ? Accompagnement bien pervers puisqu’il dénie la perte et entretient l’idée de retour de l’objet perdu.

Cette position est, il me semble, ce dont témoigne un groupe de cadres au chômage à l’issue de trois mois de redynamisation et après avoir copieusement arrosé la fin de cette action, lorsqu’ils entrent en farandole dans la pièce où un nouveau groupe se réunit pour démarrer une action similaire. Hilares, ils défilent en chantant devant les yeux étonnés « des chômeurs débutants en redynamisation ». Une seule phrase est prononcée après le tour de salle et avant de quitter la pièce «  ‘Vous verrez, un stage comme ça, c’est génial ! à la fin, on n’a toujours pas de travail, mais maintenant, qu’est-ce qu’on s’en fout !’  »

L’expression « mettre un emplâtre sur une jambe de bois » souvent utilisée par les professionnels pour faire part de leur découragement et de leur sentiment d’inutilité dans la mission qu’on leur confie, est une autre facette de la même impression de faux-semblant.

Les caractéristiques de l’environnement des chômeurs s’opposent donc point par point aux conditions favorables à la gestion de la crise. Faute d’avoir elle-même procédé à un travail du deuil, la société ne peut accompagner ses membres. Elle peut, au contraire, ajouter à la difficulté de leur travail élaboratif au moment même où ceux-ci réclament qu’il leur soit facilité. Ce paradoxe n’est guère surprenant au regard des modélisations de la crise que nous connaissons. Les éléments de « crisologie » proposés par E. Morin montrent bien par exemple en quoi « le déferlement des désordres (...) est associé à la paralysie et à la rigidification de ce qui constituait la souplesse organisationnelle du système, ses dispositifs de réponse et de régulation ».448 Les moments où nous avons le plus besoin d’espaces transitionnels sont aussi ceux où ces espaces sont le plus violemment mis à mal.449 Une telle logique ne doit pas empêcher d’espérer une issue à la crise comme nous le verrons en troisième partie, examinons toutefois auparavant quelques stratégies psychiques mises en place pour tenter de se protéger des différentes agressions que représentent la perte d’emploi mais aussi le rejet qu’elle induit de la part de la société.

Notes
444.

J’utilise le modèle du cadre proposé par J. Bleger comme lieu de dépôt de l’organisation la plus primitive et la moins différenciée de la personnalité. (R. Kaës, op. cit., p 66). Cette modélisation théorique a déjà été utilisée en Chapitre IV, § 1.3.3.1.

445.

Ibidem, p 73.

446.

Ibidem., p 74.

447.

C. Bachmann, Jeunes et banlieues.

448.

R. Kaës, op. cit., p 21.

449.

Cf. « les effets de circularité » dont parle R. Kaës à la fin de son article « Fracture du lien social : quelques conséquences sur les fondements de la vie psychique » (1997).