3.1 Le déni des injonctions paradoxales.

Une première stratégie de gestion de la rupture du contrat narcissique consiste à refuser la perception des messages paradoxaux. Le sujet adopte une position semblable à celle de la société : il n’admet pas l’évolution de la place du travail et ne relève pas l’injonction à trouver ce qui n’est pas accessible à tous. Il adhère au point de vue fixé par les dispositifs de prise en charge du chômage : trouver un emploi est possible dans la mesure où l’on y consacre les moyens et l’énergie suffisante. Cette stratégie s’apparente au chômage différé décrit par D. Schnapper (1981) ou à « l’identité de demandeur d’emploi » définie par D. Demazière450 (1992). Cette identité correspond à l’affirmation de part et d’autre (chômeurs et professionnels de l’insertion) de possibilités de retour à l’emploi et conduit à une « alliance » entre ces deux types d’acteurs autour d’une « logique d’activation et de mobilisation ».451 Le chômeur développe tous les efforts nécessaires pour trouver une activité professionnelle et reçoit, en contrepartie de sa bonne volonté et de son sérieux, un soutien institutionnel sous forme de formations et d’aides à la recherche.

L’analyse proposée par D. Demazière témoigne indirectement du gain psychique trouvé dans cette stratégie de gestion de la rupture du contrat narcissique. Cette rupture n’est pas reconnue parce qu’elle est effectivement dissimulée par le lien d’assistance proposé par les organismes d’insertion. Le sujet peut donc conserver ses croyances quant au sens du travail et à l’organisation de la société. Les propositions de formation sont perçues comme autant de preuves du respect de la règle à la base du contrat narcissique : le sujet doit participer par son travail au fonctionnement collectif ; il lui est garanti en échange une place et une reconnaissance. Cette garantie se manifeste dans le soutien apporté à ceux qui ont temporairement échoué à apporter leur contribution.

Cette stratégie ne peut toutefois qu’être transitoire comme l’a montré la description du chômage différé (Chapitre III, § 2.1 et 2.2). Si les efforts entrepris ne permettent pas d’atteindre l’objectif visé, le sujet s’essouffle et perd ses illusions. Les modalités de l’alliance construite précédemment et le déni de la rupture du contrat narcissique se révèlent donc dans un second temps fort insidieux. La dimension paradoxale n’a, en effet, pu être ignorée que par la désignation du sujet comme seul responsable de la situation de chômage. L’échec à remédier à cette situation risque par conséquent d’être vécu comme un échec personnel associé à une forte perte de confiance en soi et à des sentiments d’infériorité et d’humiliation. La stratégie qui avait, dans un premier temps, conduit ces chômeurs à être distingués par les professionnels de l’insertion comme des sujets actifs, coopératifs, maladroits dans leur recherche mais méritants, suppose, quand elle échoue, un contrecoup fort douloureux sur le plan narcissique puisque le sujet est disqualifié dans les compétences qu’il a préalablement été amené à idéaliser le plus.

L’identité de demandeur d’emploi décrite par D. Demazière peut ainsi conduire à celle d’« assisté honteux ». Je fais référence ici à la typologie des assistés sociaux proposée par M. Messu452 (1994) et à celle de S. Paugam (1994) dans son étude des effets du dispositif RMI*.453 Ces deux modèles décrivent une identité basée sur le sentiment de déclassement et se manifestant par une profonde difficulté à recourir aux services sociaux. Leur fréquentation est perçue comme une déchéance sociale vécue « sur le mode de la faute, d’un manquement au devoir être social ».454 Le déni de la rupture du contrat narcissique apparaît donc comme une stratégie défensive mortifère dans la mesure où il conduit à intérioriser un sentiment de culpabilité d’autant plus important que ces personnes sont très fortement attachées à la valeur travail. L’exigence de travail psychique est également accrue par l’impossibilité de pouvoir profiter de prestations sociales vécues comme un assujettissement et par l’accumulation quotidienne des vécus d’humiliation.

Notes
450.

D. Demazière, Négociation des identités des chômeurs de longue durée.

L’auteur a repéré, à partir d’observations d’interactions et d’entretiens semi-directifs entre chômeurs et professionnels de l’insertion, quatre formes identitaires typiques chez les chômeurs de longue durée : l’identité d’inactif handicapé, l’identité de demandeur d’emploi, l’identité d’assisté traitable, l’identité d’actif déviant. Ces différentes formes seront successivement présentées dans les lignes qui vont suivre.

451.

Ibidem, p 350.

452.

M. Messu, Statuts et identités des assistés sociaux.

L’auteur distingue trois identités d’assistés sociaux : l’assisté honteux, l’ayant droit et l’assisté scrupuleux.

453.

S. Paugam, op. cit..

L’auteur décrit un processus en trois temps : fragilité, assistance ou dépendance, rupture ou marginalité.

454.

M. Messu, op. cit., p 113.