3.2.2 Gérer l’incertitude de l’avenir.

L’inscription dans une recherche active d’emploi peut être une première solution pour juguler les angoisses liées à l’incertitude de l’avenir. Elle inscrit le sujet dans une logique temporelle où le chômage n’est vécu que comme une phase de préparation et d’accès à l’activité professionnelle. Il faut du temps pour acquérir les savoir-faire nécessaires à une recherche efficace, du temps pour réaliser l’ensemble des démarches utiles, du temps pour rencontrer et convaincre les entreprises. Je ne reviendrai pas sur les conséquences liées à l’échec d’une telle stratégie.

L’analyse proposée par D. Demazière (1992) met en évidence un autre modèle de gestion de l’incertitude de l’avenir avec « l’identité d’assisté traitable ». Ces chômeurs refusent l’inactivité et continuent à se projeter dans un emploi, quel que soit l’allongement de leur chômage. Ils sont toutefois, dans un même temps, repérés par les dispositifs d’insertion comme très passifs, c’est-à-dire comme ne menant concrètement aucune démarche. Cette identité décrite comme « une catégorie frontière entre le modèle classique du chômeur, relevant du placement, et celui du pauvre, relevant de l’assistance » correspond à l’« acceptation d’un processus de transition durable » tel qu’il a été mis en évidence antérieurement avec l’échec de l’environnement à assurer une fonction transitionnelle. L’emploi est recherché « sur un mode uniquement incantatoire (“il faut que je travaille”) ».456 Elle conduit à un blocage de la relation entre professionnels de l’insertion et chômeurs. Les premiers reprochent le manque d’initiative et ne proposent aucun soutien en terme d’emploi mais des « traitements médico-psycho-sociaux » destinés à réactiver le dynamisme. Les seconds interprètent ces propositions comme un « marché de dupes » et dénoncent « leur relégation injustifiée » tout comme « l’arbitraire des procédures de recrutement (pour un emploi comme pour un stage) ».

‘« Ils se sentent acculés à une impasse car ils se vivent comme les victimes d’obscurs mécanismes de fonctionnement du marché du travail ou de la distribution des aides et n’entrevoient aucun moyen pour en sortir, ni à partir des offres de l’ANPE, ni à partir de leurs propres initiatives ».457

L’analyse de D. Demazière amène là encore indirectement de nombreuses informations pour comprendre la difficulté du travail psychique auquel conduit la situation d’exclusion et les risques d’enfermement mortifère qui y sont attachés. La question de l’incertitude de l’avenir est figée dans une stratégie d’attente permanente et inéluctable.458 Cette stratégie dispense du travail du deuil de l’activité professionnelle, c’est-à-dire d’une réflexion sur la place de cette activité dans l’existence, mais prive le sujet de la possibilité de vivre et de profiter de l’instant présent. Les réflexions de E. Minkowski sur « Le temps vécu » (1968) permettent d’éclairer un tel processus : l’attente s’oppose à l’activité, c’est-à-dire à ce qui porte en avant et permet de se sentir vivre. Elle ne peut donc avoir qu’un caractère provisoire si ce n’est à priver le sujet de son sentiment d’existence. L’auteur illustre ses propos par l’attente sans fin d’un chien se laissant mourir sur la tombe de son maître. Lorsque les projets d’avenir sont réduits à l’accès à l’emploi et que celui-ci se dérobe indéfiniment, le quotidien n’est perçu que comme l’attente de la vraie vie et ne peut apporter aucune des satisfactions liées au simple fait d’exister. Le roman de D. Buzzati « Le désert des Tartares » (1966) plonge dans cet univers de la transition durable ou de l’attente infinie. Le témoignage de Mme Laurent dans « La misère du monde » de P. Bourdieu459 (1993) illustre également cette problématique : le chômage c’est vivre un présent pesant où l’attente d’une lettre ou d’un coup de téléphone réduit à néant les autres raisons d’exister.

Une troisième stratégie de gestion de la question de l’incertitude de l’avenir peut être décrite avec l’apparition d’une « identité d’ayant droit ».460 Le sujet renonce à l’attente, c’est-à-dire à la recherche d’un emploi et développe en contrepartie « une stratégie de pérennisation de la dépendance à l’égard des dispositifs de l’assistance ».461 L’analyse des exigences psychiques liées à la question de l’enrayement de l’hémorragie narcissique me conduira à présenter plus précisément ce nouveau registre d’attitudes.

Notes
456.

D. Demazière, op. cit., p 350, 351.

457.

Idem.

458.

Voir à ce sujet la typologie proposée par F. Chobeaux dans son article « Insertion professionnelle et insertion sociale : un couple aux relations très lâches » (1994).L’auteur repère trois dynamiques chez les jeunes qui cherchent ou disent chercher un emploi :une dynamique professionnelle où l’objectif visé est la stabilité de l’emploi et où les comportements s’adaptent à ce but.une dynamique alternative chez des habitués de l’alternance des phases de mobilisation et des phases de répit et d’inaction.une dynamique d’attente où l’objectif d’emploi est maintenu tout en paraissant illusoire et absurde. Cette troisième dynamique s’associe à des comportements de retrait social et éventuellement à des conduites délinquantes qui témoignent de la contradiction interne — du clivage — dans laquelle se trouvent enfermés ces sujets.

459.

P. Bourdieu, La misère du monde, pp. 590-592.

460.

J’utilise ici la typologie de M. Messu (1994). Dans le modèle de S. Paugam(1994), cette identité correspond à la deuxième étape de la disqualification sociale qualifiée d’assistance ou de dépendance.

461.

M. Messu, op. cit., p 116.