3.2.3 Gérer l’hémorragie narcissique.

La gestion de l’hémorragie narcissique conduit elle aussi à des stratégies psychiques différentes mais bien souvent mortifères. Il s’agit pour le sujet de trouver des lieux et des conditions de relation permettant de parer à l’accumulation des messages environnementaux négatifs pour préserver un minimum d’estime de soi.

« L’identité d’ayant droit » semble être une tentative pour atteindre cet objectif. Le sujet s’inscrit dans une relation de coopération et de confiance avec les travailleurs sociaux. Ayant renoncé à l’objectif de l’emploi, il s’attache à démontrer ses compétences dans d’autres domaines : familial par exemple (être une personne qui s’occupe bien de ses enfants) ou social (être une personne qui utilise intelligemment le système de protection et d’aides sociales, qui réalise de bonnes démarches). La typologie de M. Messu (1994) met ainsi en évidence les nombreux savoir-faire et savoir-être développés hors du champ professionnel pour entretenir des échanges cordiaux et efficaces avec les professionnels du social.

‘« Cette tendance à cultiver la relation réclame une véritable activité de la part de ces personnes. Loin de rester passive, elles vont solliciter les services sociaux pour savoir si, elles aussi, peuvent “avoir droit” à l’allocation ou au service qu’un alter ego a déjà obtenu ».462 ’ ‘« Elles (les personnes dans la phase d’assistance) entretiennent des relations cordiales avec les assistantes sociales, en prenant parfois le thé ou le café avec elles. Beaucoup d’assistés souhaitent alors être considérés par le travailleur social comme des personnes honnêtes et sincères ».463

Cette stratégie comportementale semble témoigner d’une libération quant à la question de la culpabilité et d’une tentative de réinscription dans le contrat narcissique. « L’assistance sociale n’apparaît plus la sanction d’un manquement ou d’une faute personnelle C’est la rétribution, socialement organisée d’un état social qui exclut toute possibilité d’intégration par le travail ». Elle peut à ce titre s’apparenter au déni des injonctions paradoxales. La société respecte bien son engagement de donner une place à chacun. Cette logique suppose toutefois d’avoir accepté de sacrifier son indépendance et il n’est pas surprenant qu’elle manifeste souvent ses limites. Etre dépendant conduit à craindre d’être abandonné et cette crainte se traduit fréquemment par un glissement de la coopération avec les services sociaux à des revendications toujours plus importantes et mal supportées par les professionnels.

L’aspect tronqué du contrat narcissique ne peut d’autre part pas manquer de réapparaître : si la société accorde une place à tous en développant une politique de protection sociale, elle ne respecte en revanche pas l’engagement d’accorder une place équivalente à l’ensemble de ses membres. Le statut d’assisté ne compense donc que partiellement le statut de travailleur et le leurre apparaît bien souvent dans l’impossibilité de « consommer comme tout le monde ». L’assistance apparaît ici comme l’une des formes du sacrifice induit par les injonctions paradoxales. Les chômeurs sont conduits à renoncer à leur position de sujet pour s’identifier à une fonction sociale. La mise à mal du sentiment d’humanité prend ici une nouvelle forme : le sujet n’est plus associé aux règnes animal ou végétal mais devient l’objet, la rançon d’un équilibre économique.

Une autre tentative pour juguler l’hémorragie narcissique consiste à tenter de s’assimiler au groupe de ceux qui n’ont pas à travailler pour justifier de leur place dans la société. L’obligation de s’autosuffire est en effet limitée aux personnes ne présentant pas une impossibilité majeure à respecter une telle règle. Apparaît ici une nouvelle identité de chômeurs qualifiés par D. Demazière (1992) « d’inactifs handicapés ». Ces sujets souvent relativement âgés ou présentant quelques problèmes de santé pressentent que leur accès à l’emploi est fort compromis et tentent de négocier auprès des professionnels de l’insertion un statut d’inactif reconnu (préretraité, travailleur handicapé reconnu par la Cotorep*, invalide reconnu par la sécurité sociale, dispensé de recherche d’emploi reconnu par les Assedic*).

Le vocabulaire utilisé par D. Demazière révèle une nouvelle fois l’enjeu psychique porté par une telle négociation : il s’agit d’échapper à une disqualification narcissique et de retrouver une place dans la société. Cette négociation conduit par ailleurs à soulager en partie du poids de la culpabilité, en délivrant au moins d’une pression matérielle : il y a accord tacite sur la suppression du contrôle des recherches dans l’attente d’un statut reconnu.

Cette stratégie, sur laquelle les parcours de M. Poena et de Mme Canna présentés en Partie 3, me permettront de revenir, suppose un important travail psychique : celui de renoncer non seulement à l’emploi, mais aussi à son intégrité physique ou à sa qualité de sujet actif. Ce renoncement peut être perçu comme un travail de maturation important et ne correspond pas en ce sens à une stratégie mortifère induite par l’injonction paradoxale. Il ne faut toutefois pas oublier que certains sujets sont conduits à utiliser abusivement cette voie pour tenter de se protéger narcissiquement. Comme le souligne J. Maisondieu (1997),

‘« celui qui souffre surtout d’un manque occulte de considération et de ne pas se sentir l’égal des autres, mais qui n’a rien de tangible à offrir pour justifier son état de non-travailleur se voit volontiers créditer de symptômes et doit en rajouter avec ses problèmes afin de transformer son manque à être en une incapacité de travailler, d’origine exogène, endogène ou mixte. »464

L’auteur illustre cette problématique en racontant l’histoire d’André qui, faute de réussir à retrouver un travail dont sa dignité dépend, s’est « malencontreusement transfixié la main en la posant sur un grand clou qu’il n’avait pas vu »465 et qui manifeste ainsi sa recherche d’une blessure plus tolérable que l’exclusion par le chômage.

Le nombre croissant de bénéficiaires du RMI* s’adressant à la COTOREP* pour tenter, même si leur situation médicale ne le justifie pas, d’obtenir une reconnaissance de travailleur handicapé, voire une AAH*, témoigne également de cette dérive. Notons qu’elle peut, elle aussi, être analysée comme une attaque du sentiment d’humanité : le sujet est conduit, dans une démarche perverse, à nier son individualité pour s’identifier à une catégorisation administrative.

Soulignons enfin que la tentative d’enrayement de l’hémorragie narcissique peut passer par un rejet actif de la société. Celle-ci est récusée dans sa légitimité à transmettre des énoncés fondamentaux et à fixer les règles du contrat narcissique. Cette position permet de parer au sentiment d’exclusion : le sujet déclare sa satisfaction de ne pas appartenir à une collectivité dans laquelle il ne se reconnaît pas et revendique l’appartenance à d’autres groupes qui lui apportent place et reconnaissance. Une forme identitaire repérée par D. Demazière (1992) correspond à cette stratégie : « les actifs déviants ». Ces chômeurs remédient au problème du chômage par du travail au noir et recourent de manière privilégiée à des réseaux privés (famille, voisinage). De nouvelles exigences de travail psychique apparaissent ici : pour échapper aux injonctions paradoxales, le sujet doit gérer la transgression des normes sociétales et reconstruire des étayages environnementaux indépendamment des supports institutionnels mis à sa disposition. Le parcours de M. Otavalo, analysé en Partie 3, permettra de revenir sur ces exigences.

Nous verrons en quoi elles mènent à un possible deuil de l’exclusivité de la relation au travail et invitent ainsi à la découverte d’un nouvel équilibre psychique sans l’étayage de l’activité professionnelle.

Notes
462.

Ibidem, p 118.

463.

S. Paugam, op. cit., p 91.

464.

J. Maisondieu, op. cit., p 25.

465.

Ibidem, p 49.