La phase de deuil traversée par M. Poena est également caractérisée par sa difficulté à gérer la libération de l’énergie pulsionnelle attachée à son activité professionnelle. M. Poena a beaucoup de mal à reconnaître l’ambivalence de sa relation à son ancien métier et ne peut au contraire que l’idéaliser. Il donne pourtant à plusieurs reprises des éléments permettant de le juger aliénant ou persécuteur, mais il ne le formule jamais ainsi et parvient au contraire toujours à retourner la contrainte en l’un des bénéfices de l’emploi perdu.
Il signale ainsi que le rythme était particulièrement élevé, qu’il ne fallait jamais compter les heures, qu’il fallait accepter les mutations répétées, les éloignements du domicile et les conditions très médiocres d’hébergement pendant les déplacements. Mais tout cela était finalement récompensé par la feuille de paye, par la considération amicale du patron, le sentiment de liberté lié à la route, la joie d’appartenir à un groupe de professionnels capables de « vivre à la dure » et de se débrouiller dans les situations les plus compliquées.
Il raconte aussi son accident deux mois après son arrivée dans l’entreprise, accident qui a rendu son travail de plus en plus éprouvant au fil des années.
« En chargeant, j’ai sauté devant un camion. Il était à 30 à l’heure, (...) mais il m’a traîné par le pied sur 4 ou 5 mètres. J’ai fait 52 jours d’hôpital, j’ai été opéré 3 fois, (...) après j’ai toujours boité et avec les années, la hanche s’est usée. (...) A la fin, dans le camion, quand j’avais une heure et demie de route, il fallait que je m’arrête pour marcher un peu à cause de l’arthrose et puis j’étais essoufflé à cause de l’asthme, ça c’est le stress et l’angoisse... »
Mais là encore, ces difficultés ne sont que des broutilles par rapport au plaisir d’un travail bien fait et par rapport à la fierté de continuer à travailler en surmontant son handicap.
« J’étais toujours sur la jambe droite, je sautais du camion sur la jambe droite et puis, je savais m’organiser pour les chargements, déchargements. (...) Vous savez, il y en a qui remplissent un camion avec quatre fois rien et puis d’autres qui sont capables de mettre une quantité de marchandise incroyable parce qu’ils connaissent leur métier...
Le discours de M. Poena évoque en fait la relation d’objet nostalgique décrite par J. Haynal466 (1987) :
Le plaisir évident pris à raconter les anecdotes professionnelles et redonnant temporairement à M. Poena un allant par ailleurs absent (il se redresse, sourit, ses yeux brillent à nouveau) semble bien souvent davantage correspondre à une remémoration pour préserver l’objet perdu qu’à l’évocation d’un objet dont on essaie de se défaire.
Le culte voué à certains objets professionnels (cartes routières, C.B.,...) conservés avec soins, mais ne pouvant être utilisés hors du camion, semble témoigner lui aussi de tentatives pour retrouver temporairement le plaisir de la relation rompue. On sait toutefois là encore le prix d’un tel mécanisme de défense : l’objet retrouvé fantasmatiquement manque encore plus cruellement lorsque le sujet rejoint la réalité.
L’idéalisation de l’emploi perdu, si présente dans ce témoignage, peut donc être comprise comme une tentative pour écarter les composantes agressives de la relation rompue, c’est-à-dire comme un mouvement défensif contre le retour de l’agressivité et contre les sentiments de culpabilité liée à la perte de l’objet. M. Poena a en effet fort à faire pour gérer l’ampleur de ses sentiments de culpabilité et il multiplie les stratégies défensives permettant de les apaiser quelque peu ou tout du moins de ne pas les exacerber. Refuser de voir le mauvais côté de l’objet le protège ainsi d’un renforcement d’une culpabilité déjà très forte liée à son incapacité à garder son travail. M. Poena ne cesse de se demander ce qu’il a bien pu faire pour être rejeté ainsi. Il ne cesse de chercher réponse à la question lancinante « Est-ce ma faute ? ». La vision du travail réduite au seul bon objet lui permet alors en partie d’échapper au sentiment qu’il est à l’origine d’une perte souhaitée pour se débarrasser d’un mauvais objet.
J. Haynal, Dépression et créativité. Le sens du désespoir.