1.2.3 Clivage de l’objet et clivage de l’environnement.

L’analyse théorique des processus du deuil montrait que le clivage des aspects positifs et négatifs de l’objet perdu supposait une régression du fonctionnement psychique pouvant s’accompagner d’un investissement dichotomique du monde extérieur. Les propos de M. Poena semblent bien confirmer ce modèle. L’idéalisation du travail est maintenue par une concentration des pensées affectueuses sur quelques objets privilégiés : ces anciens patrons, certains collègues de travail, sa femme. L’agressivité déniée trouve des voies de décharges dans une focalisation des pensées hostiles sur les nouveaux employeurs, les employés qui ont accepté leur jeu pour faire carrière et abandonner le licencié à son sort et quelques voisins incapables de comprendre le drame du chômage.

Le repérage systématique des actants évoqués dans l’entretien, permis par l’analyse structurale du discours, est à ce titre fort révélateur et confirme l’existence de deux groupes investis de manière opposée.

La femme de M. Poena est le personnage central du premier groupe, celui des bons objets. Elle ressemble à son mari par son origine sociale, son enfance de travail auprès de ses parents peu argentés et M. Poena évoque souvent leur couple par un « on » unissant deux êtres similaires. Mais elle est aussi celle qui a ensuite réussi à éviter les erreurs qu’il a lui-même commises. Elle a choisi après la période « restauration » le bon employeur puisqu’elle n’a pas été licenciée. Elle a, suite à la vive dispute de son mari avec son supérieur hiérarchique, pu rencontrer celui-ci pour le remettre à sa place et ne s’est jamais laissée impressionner.

Elle est celle qui le soutient comme une mère. Les deux femmes sont d’ailleurs étroitement associées dans le discours de M. Poena. L’évocation de la maladie et de la vieillesse de sa mère l’amène par exemple immédiatement à redouter la disparition de sa femme. Il en dit les larmes aux yeux : « Heureusement qu’elle est là... heureusement qu’elle tient la route... d’ailleurs si elle vient manger avec moi, c’est bien parce qu’elle sait... » et il évoque un peu plus tard « un pauvre malheureux » qui non seulement est au chômage avec des problèmes de santé mais qui surtout est célibataire. Elle est, enfin, celle qui, mieux que lui, sait résister à la maladie. Ces problèmes de santé ne l’empêchent en effet pas de continuer à travailler. C’est pour elle que M. Poena trouve un peu de courage pour s’obliger à faire des choses : tondre, tailler les arbres... « Parce que ça compte pour elle que je m’occupe de la maison et si je ne le faisais pas, ce serait une charge de travail supplémentaire pour elle ».

Les patrons « à l’ancienne » rencontrés au fil du parcours constituent un deuxième type de représentants importants de ce groupe. Il se reconnaît dans ces personnes qui, comme lui, ont souvent appris leur métier sur le tas et qui, à ce titre, pouvaient reconnaître l’ensemble de ses compétences et toute la valeur de son travail.

L’analyse du rôle étayant ou persécuteur de l’environnement me conduira d’autre part à analyser ultérieurement de façon plus précise quelques autres personnages identifiés comme bons objets par M. Poena : une employée de l’ASSEDIC*, un médecin, un gendarme au centre de tout un épisode de l’entretien et sur lequel je reviendrai ultérieurement.

Le deuxième groupe, celui des mauvais objets, s’organise bien évidemment autour du supérieur persécuteur à l’origine du licenciement. M. Poena décrit avec beaucoup de véhémence la violente altercation qui les a opposés, mais également les conditions de travail qui lui ont été imposées à partir du moment où ce nouvel employeur a pris ses fonctions. Il est difficile de se rendre compte à partir de ce témoignage de ce qui s’est réellement passé dans l’entreprise. On peut imaginer qu’il y a eu effectivement pression pour se débarrasser d’un ouvrier moins performant à cause de son âge et de sa boiterie. La haine très vive exprimée montre en tout cas que l’employeur est devenu le lieu de projection d’une grande part de l’agressivité de M. Poena et qu’il est utilisé par celui-ci comme rempart contre sa culpabilité. Dans sa recherche d’une faute commise, M. Poena transfère en effet tous les reproches d’incompétence qu’on pourrait lui adresser sur son employeur. Le tableau très noir qu’il dresse pour décrire « cette tête pensante incapable de commander » lui permet dans le même temps et par opposition, de mieux mettre en évidence ses savoir-faire et ses mérites de bon travailleur.

M. Poena fait alors l’inventaire des quelques rares incidents qui ont marqué ses 20 ans de carrière : un pneu éclaté sur l’autoroute, quatre contraventions pour des incidents dont il démontre le caractère bénin. Il est en revanche intarissable sur l’accumulation des fautes professionnelles ou malhonnêteté chez ceux qui « l’ont renié et rejeté » : mauvaise préparation du matériel, absence de respect des consignes de sécurité, utilisation du gasoil de l’entreprise pour des véhicules personnels, falsification des disques des camions...

Un grand nombre de collègues de M. Poena rejoignent l’employeur dans le groupe des mauvais objets. Il leur reproche non seulement de ne pas avoir levé le petit doigt pour s’opposer à son licenciement, mais aussi d’avoir finalement profité de la place laissée vacante pour faire carrière.

Nous verrons lors de l’analyse du rôle environnemental que ce groupe est lui aussi complété par quelques personnages sur lesquels se concentre toute la hargne de M. Poena : voisins, mais surtout professionnels de dispositifs d’insertion.