Notons pour l’heure que cette projection de l’agressivité reste un mécanisme de défense bien archaïque qui ne soulage que très sommairement M. Poena de sa culpabilité et ne l’empêche pas de continuer à chercher compulsivement ce qui a bien pu lui faire mériter un tel sort.
« Dites moi ce que j’ai fait, nom de Dieu... On s’engueulait avec les magasiniers, mais on s’est tous engueulé, c’est normal dans le boulot... des fois je sais que j’étais un peu chiant pour charger, mais c’était pour en mettre un maximum et ne rien abîmer en route.
« Quand je suis parti, je leur ai dit : “Dites-moi quel chef d’équipe, quel client leur a dit quelque chose sur moi, s’il y en a qui ont dit quelque chose... il faut me le dire ».
M. Poena enchaîne alors sur le récit d’anecdotes mettant une nouvelle fois en évidence sa conscience professionnelle avant de s’interroger de nouveau sur les causes de son licenciement.
« Quand vous êtes à la retraite... vous savez pourquoi vous ne retravaillerez plus. Vous savez que ce n’est pas la faute des autres, ni de votre faute ; c’est comme ça, c’est la vie... Tandis que là, c’est ce que je leur ai dit quand je suis parti, j’aurais cassé un camion, j’aurais rempli mon réservoir avec le gasoil de la boîte... mais rien....
« Comme leur a dit un de mes anciens collègues : “Poena, il a quand même pas tué ni son père, ni sa mère pour le jeter comme ça au... ».
M. Poena est en fait miné par la crainte d’être à l’origine de la perte de son travail et la richesse des argumentations développées secondairement pour se désidentifier de la cause de cette perte ne suffisent pas à étouffer la violence des affects qui l’animent. Même s’il peut intellectuellement justifier sa révolte à l’origine de la dispute et du licenciement, même s’il peut inscrire après-coup celui-ci dans une volonté délibérée de ses employeurs de se débarrasser de lui, il ne peut toutefois oublier que c’est finalement lui qui a mis le feu aux poudres et avec l’aide d’un syndicat négocié son départ.467 Il ne peut faire taire non plus la haine qui le ronge encore.
« Vous avez bossé, vous êtes renié, vous êtes rejeté... Je les comprends dans les cités, les mecs qui se foutent sur la gueule, je les comprends... Ils sont rejetés. (...) On a tous un peu de fierté... »
« Le licenciement, c’était ce qui était le mieux, parce que j’aurais fait des conneries... J’aurais fait des conneries... J’en aurais assommé un... Je partais au travail, je pleurais, je m’attendais toujours à ce qu’ils me poussent à la faute... »
L’insistance de M. Poena sur le fait qu’il a réussi à ne pas en venir aux mains avec son supérieur peut être comprise dans cette même logique, comme une autre tentative pour se disculper secondairement et projeter la faute sur l’extérieur.
« J’ai craqué, j’ai chialé... Il m’a même griffé... Il voulait me faire fermer mon clapet, il m’avait griffé là à la bouche... mais je ne l’ai pas touché moi, j’ai pas voulu le toucher, je me suis mis les mains [les montre croisées, poings serrés dans le dos] ».
On peut alors comprendre l’effondrement somatique quelques mois après le licenciement comme un retournement si violent de l’agressivité insuffisamment évacuée contre soi, qu’il prend valeur d’équivalent suicidaire. La dépression qui suit et la perte de l’élan vital, toujours marquées au moment de l’entretien, évoquent de la même manière un enfermement masochiste dans la difficulté, ultime voie de gestion de la culpabilité. Elles permettent simultanément de gérer une partie des composantes libidinales libérées par la perte du travail et en mal d’objet : ne pas les réinvestir protège du risque d’être rejeté et abandonner de nouveau.
M. Poena ne revient jamais dans l’entretien sur le soutien apporté par le syndicat. Il est impossible de savoir dans quel groupe d’objets il le classerait. Ce silence peut paraître surprenant. Je fais l’hypothèse qu’il correspond à une période de désarroi si profond que cette intervention extérieure n’a été perçue que comme une formalisation administrative d’un départ devenu inévitable pour des raisons de vie ou de mort.