1.3.1 Les attitudes des professionnels de l’insertion et l’acceptation de la perte.

M. Poena oppose par exemple le discours de « la dame de l’ASSEDIC » à ceux de la COTOREP* et de ses conseillers. La première a été rencontrée dans le cadre d’un contrôle des recherches d’emploi. M. Poena lui avait apporté une photocopie de toutes les lettres de candidature, une liste récapitulative des réponses obtenues et une notification de la COTOREP précisant son taux d’invalidité. Elle s’est montrée très étonnée de la quantité impressionnante de démarches réalisées, lui a conseillé de ne plus faire de frais en photocopie et lui a laissé entendre que l’ASSEDIC* ne l’ennuierait plus dorénavant avec ses recherches d’emploi. M. Poena qualifie cette dame de « très gentille » et semble avoir été extrêmement soulagé du message transmis. Ce sentiment de soulagement correspond bien sûr à la garantie d’un maintien de l’allocation chômage, mais est certainement également lié à la forme du message.

Cette professionnelle n’a pas dit à M. Poena qu’il ne retravaillerait plus, mais qu’on ne lui reprocherait pas de ne pas trouver de travail. En adoptant une position surmoïque conciliante, elle l’a d’abord autorisé à relâcher partiellement la pression qu’il s’imposait par des démarches acharnées, mais elle a certainement également facilité une prise de conscience du caractère durable de la perte sans l’imposer brutalement. En ne prenant pas position sur le retour possible à l’emploi, en restant dans un « je ne sais pas si vous trouverez ou pas, mais quoi qu’il en soit, nous ne vous embêterons pas », elle a adopté une attitude transitionnelle par rapport au tiraillement de M. Poena entre l’espoir de retrouver et la certitude chaque jour plus évidente qu’il ne retrouvera pas. Elle lui a donc permis après-coup de faire lui-même un pas supplémentaire vers l’acceptation de la perte définitive. Je reviendrai plus précisément sur cette idée d’attitude transitionnelle au fil de la présentation de la position des dispositifs d’insertion et de ma position dans l’interaction.

A l’opposé, l’évocation du stage destiné à l’aider dans la recherche d’un emploi adapté à ses contraintes médicales met immédiatement M. Poena dans un état de grande fébrilité. Alors qu’il a pu me montrer avec calme les candidatures envoyées et réponses obtenues, ses mains s’affolent pour sortir le classeur contenant les documents concernant cette période. Ses tremblements sont si importants qu’il ne parvient plus à tourner les feuilles, s’énerve, refuse mon aide en me disant : « C’est des psy, comme vous, qui s’occupent de ce genre de stage... » Ma réponse : « Oui, je suis dans cette branche là ». semble toutefois le rassurer ; j’appartiens à ce groupe de professionnels mais je ne suis pas l’une des formatrices qu’il a côtoyées et je ne cherche pas à lui imposer le même cadre, vécu comme très persécuteur. Il peut alors longuement raconter ce qu’il a vécu pendant ce stage finalement interrompu par son cardiologue.

M. Poena témoigne d’abord de sa grande ambivalence initiale par rapport à ce dispositif. La COTOREP* lui avait dit qu’il pouvait travailler, lui avait indiqué quelques pistes professionnelles accessibles et M. Poena n’a pas voulu refuser l’aide proposée pour qu’on ne puisse pas l’accuser ensuite de ne pas faire tout ce qui était en son pouvoir pour s’en sortir. Mais au delà de cette contrainte, M. Poena espérait beaucoup dans ce soutien :

‘« Ils auraient pu me trouver une petite bricole... Je croyais qu’ils allaient me dire “Vous êtes capable de faire ceci, cela”. Je croyais que c’étaient des ateliers sur la ferraille, le bois. Certains auraient travaillé sur des ordinateurs, moi... Chacun dans son domaine... ça m’aurait... »’

M. Poena évoque l’exemple d’une entreprise qui a récemment embauché une personne polyvalente pour faire un peu d’entretien des machines et des bâtiments ainsi que quelques courses. Il a manqué de très peu cette offre et lorsqu’il s’est présenté peu de temps après le recrutement d’un autre ouvrier, le patron lui a dit bien regretter de ne pas l’avoir embauché, lui qui avait davantage d’expériences et de compétences. Les yeux de M. Poena brillent à l’idée qu’il aurait pu être utile et apprécié et le dispositif COTOREP était bien au départ à l’origine de tels espoirs.

Or le stage où M. Poena espère voir mis à jour des capacités utilisables, et donc panser en partie sa blessure narcissique, se révèle n’être en fait que l’occasion de raviver celle-ci et de l’approfondir encore davantage. M. Poena se trouve confronté à des consignes lui imposant des tâches irréalisables ou particulièrement peu adaptées à ses savoir-faire : prendre la parole devant un groupe, analyser son histoire de vie, remplir par écrit des documents sur ses goûts et centres d’intérêts...

  • « On vous pose des questions. On vous fait dévoiler votre vie privée devant les autres... Quand ils ont tous eu raconté leur vie, ou dit ce qu’ils voulaient faire, moi, je n’ai pas pu, j’ai craqué... Et c’était tous les jours pareils, ils me posaient des questions, et ça partait (fait signe qu’il pleurait) ».

Pour faire face à cette pression insurmontable et à l’humiliation de se montrer aussi fragile devant ses collègues de stage, M. Poena décide alors de reprendre certains médicaments prescrits juste après la dispute avec son employeur « pour pouvoir tenir le coup, pour ne pas être toujours en train de chialer, pour être un peu plus sûr de moi » et il le signale au médecin encadrant le stage. La réaction de celui-ci, perçue comme très violente, par M. Poena ne fait qu’aggraver son désarroi : il ne voit plus comment adapter son comportement aux différentes exigences imposées. Il semble en fait revivre dans sa relation au médecin du stage le rejet de son dernier employeur. Le récit qu’il fait de certains entretiens avec ce professionnel de la santé, les qualificatifs employés pour le décrire, mais également les attitudes et intonations prises pour parler de leur relation associent étroitement les deux hommes haïs.

  • « Il ne connaît pas son travail ce toubib là... Je me suis retenu, ça a bien été, mais je lui aurais éclaté la tête contre le mur. Vous balancer comme ça... comme si je n’avais déjà pas assez dégusté un an en arrière avec un autre artiste. Il n’était pas à sa place. (...) Un toubib, c’est plutôt fait pour passer de l’huile que du vinaigre ».

Médecin et employeur sont ainsi amalgamés dans une position hiérarchique de pouvoir : pouvoir de garder ou de jeter, pouvoir de vie ou de mort comme le prouvent les alertes ou risques d’alertes cardiaques.

Comment comprendre ce qui se cristallise autour de ce médecin ? Son rôle dans ce type de dispositif d’insertion est de rappeler la loi du corps, les obstacles médicaux qui barrent l’accès à certains types d’emploi, donc de poser un principe de réalité avec toute la souffrance qu’il peut supposer. Ses fonctions peuvent rapidement l’amener à être perçu comme celui qui formule le paradoxe du dispositif d’insertion : les stagiaires sont là pour être soutenus, pour trouver une solution, mais sont aussi placés devant leurs incapacités. Le médecin peut balayer d’un revers de la main le projet élaboré et dans lequel se condensaient tous les espoirs.

Contrairement aux remarques de « la dame de l’ASSEDIC », le principe de réalité posé ici est vécu comme une violente agression, sans doute parce qu’il est formulé dans un cadre qui par ailleurs dénie la perte définitive de l’emploi et s’offre au contraire comme lieu permettant de remédier à cette perte.

Lorsque M. Poena signale que l’ANPE* et l’ASSEDIC* lui ont bien fait comprendre qu’il ne trouverait pas, il déclare : « Ils ne me l’ont pas dit... mais je ne suis pas tout à fait fou. ». Cette remarque pourrait être traduite par « Ils ne me l’ont pas dit explicitement, mais ils me l’ont fait comprendre implicitement ». Ce « ils me l’ont fait comprendre » peut à mon avis être analysé comme le passage que M. Poena a pu réaliser lui-même, à partir d’une attitude transitionnelle, pour construire sa propre réponse à la question du retour à l’emploi. Sa description du dispositif visant l’emploi laisse au contraire entendre que dans ce cadre là, on l’a pris pour un fou, c’est-à-dire qu’on a joué de sa crédulité, que l’on a joué avec son sens de la réalité en le confortant dans l’illusion d’une reprise d’emploi. Le vécu de M. Poena coïncide avec l’hypothèse d’un environnement contribuant au renforcement du caractère exclusif de la relation à l’objet-travail. Le stage, en offrant l’emploi comme objectif et en magnifiant l’ensemble des efforts réalisés pour l’atteindre, exalte la valeur du travail et encourage à investir plus fortement cette activité. La démonstration de l’importance du lien à l’objet-travail s’accompagne toutefois pour M. Poena de la mise en évidence que ce lien est devenu impossible. On retrouve les effets pervers du chômage différé décrit par D. Schnapper : la perte est occultée par un mécanisme de défense qui ne contribue finalement qu’à rendre l’objet perdu plus désirable et à accentuer le lien d’exclusivité. A l’opposé d’une attitude transitionnelle, le dispositif a donc encore accentué le clivage entre deux positions contradictoires, rendant encore plus difficile le cheminement vers une acceptation du caractère durable de la perte.

On comprend alors le sentiment de soulagement ressenti par M. Poena lorsque son cardiologue s’oppose au réinvestissement du travail et remet cet objet à une place secondaire. « Arrêtez votre stage, ce qui compte, c’est d’abord la santé, le reste, ça passe après... » Ce médecin le libère en effet d’un message qui peut globalement être entendu comme : « Il faut travailler pour vivre, vous ne pouvez plus travailler, vous ne pouvez donc plus vivre » pour lui rappeler que la vie ne se limite pas au travail.

M. Poena trouve également du réconfort dans le fait qu’il n’est finalement pas le seul à avoir été abusé et rejeté. L’ensemble des stagiaires s’est senti agressé par le médecin : « Il nous a tous sacqués, tous... Il nous a cassés, tous mis plus bas que terre, les autres aussi, les grands costauds... des hommes... des costauds... Ils ont dit : “Ce n’est pas possible, il nous a agressés, il nous a poussés à bout.. On a tous dérouillé.” »

L’ensemble des stagiaires a dénoncé un dispositif qui ne sert, d’après M. Poena, qu’à donner du travail à des formateurs sur le dos des stagiaires et à fournir aux entreprises du personnel bon marché.

  • « Quand on est parti, on s’est tous donné les adresses avec les collègues et on leur a dit, il en fallait quinze pour faire un stage pendant huit semaines, ça faisait quinze chômeurs de moins inscrits à l’ANPE* et ça occupait quand même sept personnes... ça faisait sept chômeurs de moins.
    — Vous ne pensez pas que ça pouvait servir à autre chose ?
    — Non, il y a un pauvre malheureux à qui ils avaient trouvé du travail mais ça n’a pas marché. Ça a duré un mois et demi et après ils ont proposé quelqu’un d’autre. Le patron fait faire son travail pour pas cher. C’est des marchands d’esclaves... c’est de l’esclavage moderne... nous les chômeurs, c’est de l’esclavage moderne ».

Ces accusations très typiques et simplistes des dispositifs d’insertion peuvent, dans une telle logique, être comprise comme une nouvelle tentative pour échapper aux pressions paradoxales qu’ils imposent. M. Poena doit avoir le sentiment de dénoncer grâce à ce type de discours le double leurre dont il a été victime : il montre qu’il a non seulement compris qu’on le trompait sur ses possibilités de retrouver un emploi, mais qu’il a également saisi que cette tromperie visait à donner du travail à certains et à renforcer le profit des entreprises.

M. Poena reprendra la même argumentation et le même type de vocabulaire un peu plus tard dans l’entretien pour dénoncer les discours politiques et le fonctionnement global d’une société qui entretient le leurre d’une lutte contre le chômage alors que rien n’est fait pour « abolir le licenciement » mais qu’au contraire le profit de certains est sans cesse recherché avec plus d’acharnement.

  • « Le principal, c’est le chiffre d’affaires, qu’ils ramassent le pognon... L’excédent budgétaire n’a jamais été aussi fort, la bourse n’a jamais été aussi bien... C’est l’esclavage moderne, c’est le pognon... La vie humaine, ils n’en ont rien à foutre ».

On peut là encore comprendre cette vision très schématique du fonctionnement économique et politique d’un pays comme une tentative pour se dégager, en la dénonçant, d’une pression paradoxale imposée globalement par la société. Le discours de M. Poena revient en effet à dire « Ils nous poussent à trouver du travail mais ils ne font rien pour qu’il y en ait pour tout le monde. Au contraire, ils s’enrichissent parce qu’ils peuvent se passer de notre travail ».

Signalons enfin que M. Poena a vécu le dispositif d’insertion de manière d’autant plus persécutrice qu’il s’est senti désigné par celui-ci non comme un sujet souffrant de son chômage mais comme une personne globalement fragile et en difficulté. Il interprète par exemple la visite de l’une des formatrices après l’interruption du stage non pas comme une démarche amicale ou courtoise pour prendre de ses nouvelles, mais comme un regard inquisiteur sur sa vie :

‘« Elle est venue voir dans quel milieu je vivais... Voir si je couchais sous deux tôles ou si j’avais quinze gamins...
Vous croyez que c’est pour ça qu’elle est venue vous voir ?
Bien sûr ce n’est pas pour autre chose... Voir si avec ma femme tout allait bien... »’

Apparaît alors un autre travers possible des stages d’insertion. En déniant au départ l’absence d’emploi pour tous, et en mettant en place des moyens pour résoudre les obstacles individuels qui empêchent l’accès à l’emploi, ils supposent implicitement que le chômage est lié aux difficultés du sujet et non à un contexte sociétal. Il risque alors d’intensifier la blessure narcissique des chômeurs en les cataloguant comme des personnes que le chômage n’a pas touchées par hasard, mais qui étaient au contraire (pré)destinées à cette situation à cause de leur parcours fragile. La culpabilité liée à la perte se trouve alors encore amplifiée.