2.2.1 Affirmation de l’inaccessibilité de l’emploi et sentiment de blocage.

Mme Herbaud ne dit rien de son histoire d’enfant et d’adolescente, ni de l’idée qu’ont pu lui donner ses parents et éducateurs de la place et de la valeur du travail. Je ne dispose d’aucun élément sur les modalités de construction de son rapport à l’activité professionnelle au travail. On sait en revanche qu’elle a toujours travaillé, dès l’âge de 17 ans et que ses deux grossesses n’ont donné lieu qu’à de très brèves interruptions. « Je me suis toujours débrouillée pour reprendre très vite ». Le licenciement la prive donc d’une activité qui lui plaisait, qu’elle avait réalisée avec soin pendant 25 ans et dans laquelle elle s’était constamment montrée très compétente

  • « Je faisais tout moi-même, la petite comptabilité, l’accueil, les factures, le courrier, ça me plaisait... »

  • « Quand je perdais une place, j’en retrouvais une parce que je savais ce qu’on allait me demander, j’étais capable de le faire ».

  • « J’ai toujours eu un caractère anxieux, je voulais que les choses soient bien faites... mais si un jour j’avais un problème, ça arrive toujours au travail, je savais que j’allais arriver à le résoudre, j’étais toujours capable de le surmonter ».

On sait d’autre part qu’elle découvre pendant la convention de conversion que le contexte économique ne permet plus de retrouver un travail avec la facilité qu’elle a habituellement connu et qu’à 45 ans le marché de l’emploi risque de lui rester fermé définitivement. Or l’activité professionnelle semble être, au vu du court témoignage de Mme Herbaud, le seul endroit lui ayant réellement apporté satisfaction. Les relations conjugales et familiales paraissent en effet quasiment inexistantes, les activités extra-professionnelles également très peu nombreuses. Elle risque donc non seulement de ne plus avoir accès à l’objet qui a rythmé sa vie et garanti son équilibre narcissique en lui donnant l’occasion de vérifier ses capacités, mais également de s’épuiser dans une quête interminable et vaine, qui ne viendra que renforcer son sentiment d’incapacité, en soulignant notamment son incompétence en informatique.

Son blocage face à ce nouvel outil de travail peut alors être compris comme une stratégie psychique pour se protéger de la souffrance liée à une recherche d’emploi qui n’aboutirait pas. L’angoisse incontrôlable qui envahit Mme Herbaud devant un ordinateur la met en effet dans l’incapacité physique d’utiliser l’informatique et prend valeur d’une butée du réel excluant toute nouvelle recherche en secrétariat et donc toute menace d’échouer dans cette recherche. La blessure narcissique liée à la crainte de ne pas y arriver est donc utilisée comme rempart contre une blessure beaucoup plus grande : celle de ne pas retrouver un travail. La phobie permet d’autre part de se protéger en partie des sentiments de culpabilité liés au chômage : « c’est plus fort que moi, ça me rend malade, j’ai beau y passer du temps, ça rentre par une oreille et ressort par l’autre. Ce n’est pas que je ne veux pas travailler, mais je ne m’en sens pas capable ». Elle lui donne aussi une place plus active et, peut-être plus supportable dans le processus de perte : c’est elle qui refuse, pour protéger sa santé, une technologie contraignante, ce n’est pas le marché de l’emploi qui la rejette pour incompétence.

  • « Je ne veux pas me prendre la tête à 50 ans, j’en rêve déjà la nuit...

  • « Si c’est pour trouver quelque chose et partir avec l’angoisse, ce n’est pas la peine... »

  • « Si j’accepte un poste en informatique, je ne pourrais jamais me passer de mon traitement, il faudra même me l’augmenter ».

Ne pas travailler apparaît donc finalement comme un moindre mal face aux angoisses que susciterait un nouveau poste.

Mme Herbaud n’explique pas par la suite les conditions qui l’ont amenée à accepter un emploi de vendeuse malgré sa parfaite connaissance des contre-indications médicales. Cette nouvelle activité a sans doute été perçue comme l’occasion d’échapper à la dépression induite par le chômage sans avoir besoin pour cela de recourir à la coûteuse stratégie défensive du blocage face à l’informatique. Un tel espoir a pu faire oublier ou négliger temporairement les risques médicaux encourus. Mais Mme Herbaud a peut être inconsciemment fait le choix de s’engager dans une voie qui ne pouvait que venir confirmer le caractère définitif de la perte d’emploi et donc soulager de nouveau les angoisses et sentiments de culpabilité liés à une recherche infructueuse. C’est le rôle psychique que prend après-coup la notification d’inaptitude médicale. Celle-ci apparaît en effet comme un deuxième élément de réalité incontournable et rendant impossible toute recherche d’emploi.

  • « Si j’avais un but, je pourrais essayer de chercher... Mais là, je me sens vraiment bloquée. Le secrétariat, c’est impossible parce que je n’ai pas de notions en informatique, et avec mon dos je ne peux rien faire d’autre (...). Et puis de toute façon, là où j’habite tout est bloqué. C’est pour ça que je ne vois pas ce que je pourrais faire ».

L’impasse dans laquelle se trouve Mme Herbaud et sur laquelle elle ne cesse de revenir au fil de l’entretien, en soulignant que les professionnels de l’insertion ne voient pas, eux non plus, d’issue à sa situation, semble donc être vécue comme rassurante. Mieux vaux admettre que l’emploi est inaccessible, que c’est une réalité contre laquelle on ne peut rien et ne pas s’épuiser à chercher l’impossible. Le souhait de ne pas être trop souvent sollicitée par l’ANPE*, qu’on la laisse en paix et qu’on arrête de lui envoyer des offres s’inscrit dans une même logique : Mme Herbaud craint que l’environnement fragilise son système défensif. Elle évoque avec beaucoup d’amertume les annonces reçues depuis quelques semaines : «  En 92 [moment de son premier licenciement], je n’ai jamais rien reçu, tandis que là, en trois semaines, c’est déjà la deuxième proposition. Je dois être considérée comme super prioritaire. Ils doivent croire me faire plaisir en m’envoyant l’annonce, sûrement...  » Contrairement à M. Poena, Mme Herbaud réussit donc à gérer l’une des souffrances liées au processus de deuil, celle d’être tiraillée entre principe de réalité et refus de la perte. Cette acceptation du caractère immuable de la perte la menace toutefois d’une dépression majeure dans la mesure où elle trouvait, on l’a vu, satisfaction de ses besoins de manière très exclusive dans l’emploi et ne dispose pas de nouveaux objets permettant le transfert des fonctions tenues antérieurement par le travail.

Plusieurs remarques entretiennent l’impression que le désir de Mme Herbaud est depuis longtemps confondu avec la possibilité de faire quelque chose, « faire » lui-même limité à l’activité professionnelle :

  • « Je faisais mon travail, je me donnais à fond. Mais là, je ne vois pas ce que je pourrais faire ».

  • « Quand ils m’ont dit que je ne pouvais plus être vendeuse, je me suis dit : Mais qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais faire ? C’est la question qui m’angoisse ».

Et cette question est d’autant plus angoissante qu’elle ne concerne certainement pas seulement un problème d’orientation professionnelle, mais une réelle interrogation existentielle : « Qu’est ce que je vais devenir ? Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? »

Elle identifie également à plusieurs reprises activité et mieux-être psychique, et, inactivité et dépression.

  • « Reprendre une activité, ça peut permettre de sortir du traitement parce qu’on est occupé ».