2.2.2 Mise à l’écart des affects dépressifs et désubjectivation.

Face à l’ampleur du danger, Mme Herbaud adopte alors une deuxième stratégie défensive consistant à isoler les affects liés à cette dépression et à s’enfermer dans un discours expliquant secondairement pourquoi elle n’a aucune raison de mal vivre son chômage. Son traitement médicamenteux en nivelant ses émotions contribue d’ailleurs à augmenter sa capacité à se protéger des affects qui risqueraient de l’envahir et qu’elle n’aurait pas la force de contenir. Apparaît alors le discours de façade si caractéristique de cet entretien. Il s’organise autour du message « Il n’y a aucune raison de mal vivre ce contre quoi on ne peut rien ». mais derrière ce que défend secondairement la raison, chaque argument développé constitue une attaque de la position de sujet de Mme Herbaud, attaque douloureuse et systématiquement signalée par un bref rire qui m’avait durablement intrigué lorsque cet entretien restait pour moi asensé. Mme Herbaud affirme ainsi successivement, pour se rassurer, et sans consciemment percevoir la blessure qu’elle s’inflige et dont son rire est pourtant le témoin :

Elle se présente tour à tour dans de telles remarques comme un sujet si diminué que quelques activités domestiques suffisent amplement à satisfaire sa journée, comme un objet au service d’un entourage qui se moque éperdument de sa détresse dans la mesure où cela la rend disponible et utilisable, comme un corps privé de désir capable de tolérer machinalement une activité répétitive ou de continuer à fonctionner entraîné par des contraintes quotidiennes si habituelles qu’elles n’ont plus besoin d’avoir un sens. Le dernier interlocuteur qu’elle cherche dans son chien confirme cette idée d’auto-représentation désubjectivante : pour ne pas être submergée par sa détresse de renoncer à ce qui la fait vivre, elle « fait le choix »de se renier comme sujet, c’est-à-dire le « choix » d’une position mortifère de non-investissement du monde extérieur et d’elle-même.

Il n’est donc guère étonnant que cet entretien m’ait donné l’impression d’avoir rencontré un vieillard sans illusion, recroquevillé derrière l’allure pimpante d’une femme élégante. Il n’est pas surprenant non plus que j’aie ressenti le besoin d’en finir au plus vite avec une interaction très rapidement perçue comme insupportable. Mon souci de ne pas la déranger trop longtemps pour répondre à sa demande initiale d’être disponible pour son entretien professionnel me semble bien davantage correspondre à une hâte d’échapper aux pulsions de mort si activement présentes chez cette personne. Il me semble en fait que Mme Herbaud m’a amené à vivre contre-transférentiellement, dans un mouvement d’identification concordante,473 la sidération de la pensée qu’elle s’impose défensivement pour se protéger de ses affects dépressifs.474 L’analyse trop tardive de cette extériorisation de sa situation interne ne m’a malheureusement pas permis de l’accueillir et de l’élaborer : je suis restée paralysée par le caractère aliénant de cette projection. Mon incapacité à entrer en contact avec sa détresse correspond également certainement à une reprise en miroir de la froideur du regard que porte Mme Herbaud sur sa propre situation. Je n’ai ainsi pas réussi à dépasser le sentiment d’antipathie qu’elle a provoqué chez moi et qui n’était sans doute que le pâle reflet de la mésestime qu’elle éprouve vraisemblablement pour elle-même.

Notes
473.

Conception de H. Raker. Transference and countertransference. New-York, International Universities Press, 1968. Signalé par A. Ciconne dans « L’observation clinique » (1998), p 93. H Racker distingue deux identifications fondant le contre-transfert, l’identification concordante ou l’identification complémentaire : « Tantôt le patient fait vivre à l’analyste un affect qu’il projette en lui. (...) Tantôt le patient projette dans l’analyste un des objets internes de son monde interne et l’analyste se sent fonctionner comme un objet interne du patient. (...) »

474.

La sidération de ma pensée se traduit, comme le montre la lecture de la retranscription intégrale de cet entretien par une incapacité à utiliser efficacement la reformulation et par un très rapide tarissement de toute nouvelle idée de question.