2.3 Synthèse.

Ce deuxième parcours confirme la difficulté du deuil du travail et met à jour une nouvelle stratégie de gestion de la perte qui, bien que fort différente de celle de M. Poena, se révèle elle aussi mortifère. Mme Herbaud n’a pu tolérer l’incertitude de l’avenir : à l’oscillation entre acceptation et refus de la réalité, elle choisit donc la certitude de l’inaccessibilité de l’emploi et participe activement à la construction de cette butée du réel. Mieux vaut être persuadée qu’elle ne retrouvera pas de travail que de s’épuiser à chercher l’impossible. Renoncer à une quête à l’issue trop incertaine et se protéger ainsi d’une répétition des déceptions la conduit toutefois à renoncer à un objet garant de la satisfaction de ses besoins du Moi sans avoir préalablement réussi à transférer ces fonctions sur d’autres activités. Le renoncement au travail prend alors la forme d’un renoncement à la vie psychique, d’où une profonde dépression que les stratégies défensives ne suffisent pas à masquer.

Cette situation me semble largement en écho avec la théorisation de l’impasse proposée par Sami-Ali475 et dont je rappellerai ici les grandes lignes.

« ‘“L’impasse est une contradiction non dialectisable, non médiatisable entre des temps qui se présentent comme des alternatives absolues”. L’individu ne peut vivre comme il est, parce que c’est insupportable et dangereux. Il ne peut non plus s’imaginer vivre autrement ’». L’impasse conduit en effet, dans une démarche défensive, au refoulement de la fonction imaginaire. Ne plus espérer semble être une manière de moins souffrir. Cette stratégie qui rappelle par bien des aspects la philosophie de l’absurde, peut être considérée comme « une méta-illusion, c’est à dire une illusion destructrice de la capacité d’illusion, l’illusion que l’homme peut et doit se passer d’illusion ».476 Cette logique suppose, comme l’écrit A. Camus dans « Le mythe de Sysiphe » (1958), « l’absence totale d’espoir (qui n’a rien à voir avec le désespoir), le refus continuel (qu’on ne doit pas confondre avec le renoncement)...».477 « Le sujet accepte sa déchéance, s’y résigne, s’y adapte. Cette adaptation est un moyen de soulager le Moi, de neutraliser les tensions en le déconnectant des attentes de l’idéal du Moi et des exigences narcissiques ».478

Le sentiment d’être face à un vieillard n’attendant plus rien de la vie trouve ici une nouvelle explication. Mme Herbaud s’est coupée d’un idéal du Moi qui lui donnait des raisons d’avancer et de croire en l’avenir ; elle ne dispose plus de l’élan vital nécessaire pour investir le monde qui l’entoure. Sa situation a d’autant moins d’issue qu’elle préfère entretenir activement l’impasse plutôt que de la subir passivement.

Notes
475.

Imaginaire et pathologie : une théorie de la psychosomatique, présenté par V. de Gaulejac, Les sources de la honte (1996), p 255.

476.

R. Roussillon, Du paradoxe incontenable au paradoxe contenu, p 210.

477.

A. Camus, Le mythe de Sysiphe, p 51.

478.

V. de Gaulejac, Les sources de la honte, p 255.