3. M. Bonnet.
Le travail réparateur.

« Travailler le rassurait sur sa valeur. »
J. Maisondieu, La fabrique des exclus.

Les coordonnées de M. Bonnet m’ont été transmises par un organisme de placement de travailleurs handicapés qui l’a repéré comme une personne ayant actuellement trouvé un équilibre sans travail. L’accompagnement vers l’emploi de cet homme de 37 ans s’est en fait interrompu à sa demande et sur les conseils de l’équipe médicale d’un CHS pour une période de soins. M. Bonnet est suivi quotidiennement en hospitalisation de jour depuis presque un an lorsque je le sollicite pour ma recherche. Il accepte tout de suite la proposition d’entretien en me précisant qu’il est tout à fait disponible ; il suffit qu’il prévienne l’hôpital la veille de son absence. Il commence même à me remercier de cette proposition à la fin de notre échange téléphonique, avant de s’interrompre comme s’il réalisait que c’est moi qui lui demande un service.

Je le rencontre dans un minuscule studio d’un foyer d’hébergement où il vit avec son amie, une jeune femme handicapée travaillant en atelier protégé. Il est seul, son amie est au travail. L’entretien dure presque deux heures ; M. Bonnet refuse l’enregistrement. Il me demandera un peu avant mon départ, lorsqu’une relation de confiance se sera établie, si je suis la seule à utiliser les cassettes audio ; puis me félicitera d’une recherche qui donne l’occasion à des gens comme lui de s’exprimer et m’affirmera combien il a apprécié cet échange.

Installé à contre-jour derrière une table ronde, M. Bonnet commence le récit de son parcours en me disant qu’il a toujours été assez instable, c’est-à-dire qu’il a toujours travaillé en contrat à durée déterminée et que « sa maladie, enfin, sa dépression » a encore augmenté cette instabilité en l’empêchant de mener à terme certains contrats. Titulaire d’un CAP de peintre qu’il n’a jamais utilisé, il a d’abord travaillé en station comme polyvalent dans l’hôtellerie et complété ces activités saisonnières par de l’intérim en vallée. Ce parcours a été interrompu par un grave accident de moto qui a donné lieu à deux ans d’hospitalisation et de rééducation. Il a depuis alterné des périodes de formation continue, parfois interrompues par de nouveaux problèmes de santé avec des emplois (en CES* pour la plupart), emplois également souvent remis en cause par des épisodes d’angoisse l’empêchant de se rendre sur ses lieux de travail.

Suite à « ce cycle d’essais et de rechutes », il s’est rangé à l’avis de l’équipe médicale qui l’accompagne et a décidé de « se donner du temps pour se consacrer aux soins et pour repartir du bon pied pour toujours ». Il réalise pendant l’entretien que cela fait presque un an qu’il suit assidûment le programme d’activités proposées : relaxation, groupes d’expression, entretiens avec médecin et psychologue et que cette année peut être qualifiée de stable. L’hôpital de jour est en fait décrit par M. Bonnet comme un cadre substitutif à une activité professionnelle : c’est pour cela qu’il se lève tous les matins et c’est ce qui le rassure en lui fixant un but pour sa journée. « C’est bien mieux que de se lever sans savoir ce que je vais faire de ma journée, je n’aime pas ne rien avoir à faire ou ne pas savoir ce que je vais faire. Même quand le travail était difficile, je savais au moins pourquoi je me levais ». C’est également un lieu de rencontres et d’échanges, un lieu qui lui rappelle, grâce aux longues promenades dans le parc et aux discussions avec les ouvriers d’entretiens, certaines de ses activités professionnelles. C’est enfin un lieu de travail sur soi avant de travailler de nouveau à l’extérieur de manière durable.

M. Bonnet est d’emblée très clair sur le caractère temporaire de sa situation actuelle. Il envisage dès que possible la reprise d’un emploi, à mi-temps d’abord — parce qu’il sait avoir encore besoin des rencontres avec son médecin et des repas avec les infirmiers — mais un emploi auquel il ne soit enfin plus contraint de renoncer pour des raisons psychologiques. Etre sans emploi est donc pour lui une situation qui ne doit pas durer trop longtemps, une situation qui n’a de sens que par rapport à son objectif de soins.

La première phase de l’entretien n’apportera que peu d’éléments pour comprendre cette nécessité de travailler et M. Bonnet laissera au contraire percevoir qu’il dispose d’autres réponses à la satisfaction de ses besoins. Il confiera cependant plus tard, par petites touches, dans un discours circulaire complétant progressivement la description de son parcours par une deuxième, troisième, puis quatrième reprise, les raisons qui le poussent à désirer si fort un statut de travailleur.

Suivons cette lente mise à jour de la nature du lien l’unissant à l’objet-travail.