3.2 Un travail réparateur du narcissisme blessé.

Ces premiers témoignages de la valeur de l’objet-travail comme preuve de la guérison et de la normalité par opposition au handicap prennent toutefois encore davantage de sens lorsque j’interroge M. Bonnet sur la place du travail dans son éducation.

M. Bonnet précise à ma demande que ces « on », ce sont « les patrons qui lui reprochaient de ne pas aller assez vite », mais aussi, surtout, sa famille : « J’aimerai travailler par rapport à ma famille, je veux pouvoir leur dire un jour : “Je travaille, j’ai un but, je suis heureux.” Et puis c’est normal de travailler, c’est tout ». M. Bonnet note seulement à ce moment-là que sa famille « voit très mal la psychiatrie » et il lui faut de nouveau un long moment, un détour par la description de ses activités personnelles actuelles pour compléter ses propos. Il arrive ainsi finalement à raconter son histoire tumultueuse d’enfant et de jeune adulte, livrant un parcours qui éclaire largement la place capitale prise par le travail dans sa vie.

M. Bonnet a été confié très tôt à une nourrice avec son plus jeune frère, son père étant parti à l’étranger et sa mère ayant été hospitalisée en psychiatrie. A 15 ans, les deux frères sont apparemment très brutalement séparés et placés dans des établissements éducatifs très éloignés géographiquement. M. Bonnet est encore profondément marqué par cette rupture : « Je n’ai pas pu lui dire au revoir à mon frère. Je n’étais pas là quand ils sont venus le chercher, je ne savais si j’allais le revoir ». Il s’adapte très difficilement à son nouveau milieu de vie, mais tient le coup en s’investissant dans les activités sportives proposées par ses éducateurs. Le jour où il obtient son CAP, il prend sa valise et part à la recherche de son frère. Il n’a pas un sou en poche et accepte des emplois en station. On connaît cette période interrompue par son accident de moto.

Ce que M. Bonnet n’a toutefois pas raconté pendant cette première partie de l’entretien, c’est l’incroyable découverte faite pendant sa période d’hospitalisation. Ses parents avaient eu, avant leur venue en France et avant sa naissance, plusieurs enfants. Ceux-ci ont grandi ensemble dans leur pays d’origine ; informés par la nourrice de l’existence de M. Bonnet et de la gravité de son accident, ils lui font parvenir une photo pour se présenter et l’invitent à les rejoindre pour faire connaissance. La rencontre a effectivement lieu. M. Bonnet raconte l’arrivée à la gare, le quai couvert d’inconnus, les visages qu’il reconnaît par ressemblance avec son frère plus jeune et les six mois passés dans cette famille à laquelle il essaie de s’insérer.

La honte de ne pouvoir travailler apparaît alors être une terrible blessure liée à la première image qu’il a donnée de lui-même à un groupe de frères et soeurs chez qui il est arrivé très diminué par son accident et dans l’incapacité de répondre à leurs attentes.

M. Bonnet peut alors dire que les personnes qui l’ont violemment secoué à ce moment-là, ce sont ces frères et soeurs récemment retrouvés et qui n’ont pas supporté son état, ses frères et soeurs qui, par leurs moqueries, l’ont humilié. Il ne leur reproche pas leur comportement et pense au contraire que c’est eux qui l’ont aidé à sortir de cette période très difficile. Mais sa volonté de guérir et donc de travailler correspond à l’effort depuis sans cesse renouvelé (depuis presque douze ans) pour combler le fossé qui le sépare d’eux, l’effort pour devenir le jeune frère dégourdi et épanoui qu’ils auraient aimé découvrir.

M. Bonnet peut alors clarifier ce qui semblait initialement en opposition dans son discours. Il sait bien que la vie, ce n’est pas le travail. Il sait qu’il ne gagnera pas plus et qu’il n’y trouvera pas plus d’épanouissement que dans ses activités bénévoles. Mais le travail, c’est son gage de bonne santé Porteur de cet emblème, il pourra enfin s’intégrer à sa famille, être reconnu comme un frère à part entière, c’est-à-dire comme un frère qui existe et dont on n’a pas honte de parler. La visite d’une partie de sa famille à son domicile est ainsi décrite comme un signe de reconnaissance de ses progrès sur le plan mental. « Maintenant, ça va mieux. Ils savent que j’existe ». Si la capacité à travailler, au sens de tenir de manière stable une activité professionnelle passe par un long travail sur soi, elle sera aussi la preuve du combat gagné contre la faiblesse de l’instabilité psychique, faiblesse qui lui fait honte et qu’il se sent coupable de ne pas réussir à surmonter. Il pourra peut-être ainsi rejoindre le clan des frères qui malgré des parents « défaillants » ont réussi leur vie, enfin, se détacher de la lignée maternelle et de sa folie. L’affreuse dernière image que M. Bonnet garde de sa mère à l’hôpital, très rapidement évoquée en entretien, doit être aussi une puissante motivation pour poursuivre les efforts de guérison.