3.3 Synthèse.

Ce troisième parcours met d’abord à jour un aménagement temporaire de l’équilibre psychique en l’absence d’emploi. Cet aménagement est facilité par l’existence d’un nouveau cadre, l’hôpital de jour, qui assure un certain nombre des fonctions tenues antérieurement par l’emploi : rythme des journées, stimulations, rencontres... Ce contexte particulier conduit M. Bonnet à repérer beaucoup plus clairement qu’un grand nombre de gens la possible désintrication entre l’objet-travail et les fonctions qu’il tient pour le Moi. La satisfaction des besoins d’auto-conservation n’est pas identifiée à un salaire mais peut être assurée par une AAH* ; la satisfaction des besoins de contacts matériels et humains n’est pas associée à l’emploi mais comblée par la participation à différentes associations et par une pratique artistique personnelle. Le besoin d’utilité est lui aussi satisfait hors activité professionnelle grâce à l’engagement caritatif.

Cette désintrication ne peut toutefois être complète dans la mesure où le travail reste le seul objet capable de vraiment répondre aux besoins narcissiques du sujet : besoins ne se limitant pas à l’entretien de l’estime de soi mais consistant en une réparation active d’une image très dégradée. Le parcours de M. Bonnet met ainsi en évidence une fonction fréquemment tenue par l’activité professionnelle et sur laquelle risque d’achopper le processus de deuil. Dans une société où le travail est trop exclusivement synonyme de normalité, de réussite et de valorisation, les sujets dont l’histoire personnelle a été à l’origine de disqualifications risquent de considérer le travail comme la seule voie possible pour soigner leur blessure. M. Bonnet, dont l’histoire tumultueuse est à l’origine de vifs sentiments de honte, cherche ainsi dans le travail un témoin, un révélateur de sa valeur interne. Une activité professionnelle stable lui permettrait de prouver qu’il est digne d’être aimé.

Cette utilisation de la dimension symbolique du travail, au sens de ce qui montre, rend sensible et visible ce qui est caché, est fort courante et l’on pourrait multiplier les exemples de chômeurs surestimant les vertus de l’activité professionnelle pour soigner leurs blessures narcissiques. Mme V. dont le parcours scolaire a été marqué par l’échec et qui n’a jamais réussi à égaler ses soeurs pour répondre aux attentes de ses parents, place dans le travail son seul espoir de prouver qu’elle est capable de réussir et qu’elle mérite en cela d’être aimée. M. D qui est rejeté par sa famille pratiquante musulmane parce qu’il vit sans être marié avec une femme mère de plusieurs enfants de pères inconnus, voudrait démontrer en décrochant un emploi stable qu’il est un fils honorable et se démarquer de son frère délinquant et toxicomane.

Le travail constitue ainsi pour de nombreux chômeurs un fondement de leur idéal du Moi parce qu’il a été désigné, de manière répétitive, dans les discours parentaux et sociaux comme une activité centrale. Cet idéal s’avère toutefois bien tyrannique lorsque la situation économique rend l’emploi inaccessible. L’échec à atteindre l’objet qui doit permettre de passer d’un Moi peu estimé à un Moi digne d’estime vient renforcer le sentiment de déchéance. On comprend qu’il soit alors bien difficile de s’engager dans un processus de deuil qui signifierait par là même renoncer à l’idéal moteur de l’existence.