4. Mme Canna.
La réconciliation.

‘« ...le jour où vous ne pouvez plus vous battre pour quelque chose ou quelqu’un, parce que celui-ci vous ignore ou vous néglige, vous commencez à vous battre contre. Contre quiconque sinon contre vous même... A moins que... A moins qu’encore une fois, l’ordre de la subjectivité et de l’ingéniosité humaine, contrainte à inventer pour survivre, ne l’emporte comme toujours, avec le temps, sur l’ordre de la seule rationalité et de l’ingéniosité sociale réduite à gérer ».
C. Pégourié, Quelle galère !’

L’entretien qui sert de base à la présentation de ce quatrième cas a constitué un moment fort de l’investigation pratique par sa parfaite correspondance avec le thème de ma recherche. Mme Canna y témoigne en effet des voies de dégagement qu’elle a laborieusement construites pour dépasser la souffrance de la perte de son activité professionnelle et pour reconstruire son équilibre psychique. Au delà de l’enthousiasme initial pour un témoignage montrant qu’il est possible d’aller jusqu’à une phase de rétablissement dans le processus du deuil du travail, je souhaite montrer que ce matériel clinique corrobore l’hypothèse d’un deuil passant par le transfert des fonctions tenues antérieurement silencieusement par l’emploi sur un autre objet, et qu’il invite également à analyser les conditions de possibilité de ce transfert.

Précisons en premier lieu que Mme Canna, qui a cinquante-trois ans au moment de l’entretien, s’est trouvée brutalement, à l’âge de 35 ans, dans l’obligation de quitter un poste de puéricultrice dont elle était titulaire, suite à une déclaration d’inaptitude au travail prononcée par le médecin de son entreprise. Son chômage, puis son inactivité, ne résulte donc pas d’un licenciement, mais d’une décision justifiée par une série d’interventions chirurgicales rendant l’exercice professionnel trop dangereux.

Ce contexte très particulier peut d’abord inciter à écarter un matériel clinique trop atypique en pensant par exemple que le risque lié à l’activité professionnelle est en soi une puissante motivation au deuil du travail et que la situation n’a donc rien de comparable avec le chômage d’une personne en pleine possession de ses moyens.

Le témoignage révèle en fait que l’enjeu médical ne suffit pas à rendre aisé le détachement de l’objet-travail. Il montre d’autre part que le statut d’invalide, même s’il peut être considéré comme un consensus social dispensant de l’obligation de travailler, ne permet pas de résoudre le problème de la gestion de la culpabilité liée notamment au regard des autres ni de supprimer la souffrance liée à la rupture du contrat narcissique. Le cheminement de Mme Canna vient donc malgré ou plutôt grâce à ses particularités confirmer la puissance du lien pouvant unir un sujet à son activité professionnelle et démontrer la complexité du renoncement à ce qui a pris au fil des années une place et des fonctions psychiques très difficilement remplaçables. Il vient également affermir l’hypothèse d’un environnement complexifiant le travail du deuil par les pressions qu’il impose.

Ces particularités mettent toutefois en évidence dans un même temps des conditions qui bien qu’insuffisantes, facilitent — et sont peut-être nécessaires — au travail du deuil. Comme le signale Mme Canna en tout début d’entretien, privée du droit de travailler, il lui a bien fallu trouver une autre manière de se sentir inclue dans la société. Le verdict médical apparaît alors comme une réalité incontournable imposant la dissociation du travail et du sentiment d’existence et d’appartenance au groupe social. Contrairement aux chômeurs restant dans le doute par rapport à une reprise d’activité, le deuil a pu s’appuyer ici sur un principe de réalité plus solide, offrant la butée nécessaire au dépassement du refus de la perte.

La notification d’inaptitude a d’autre part ouvert des droits à une allocation, et donc garanti un revenu minimum à cette femme, ce qui n’est officiellement pas le cas pour les autres chômeurs, même si, on l’a vu, le RMI* a parfois tendance à s’instituer indépendamment d’un objectif d’insertion professionnelle.

Loin de devoir l’écarter pour son atypie, ce cas apparaît donc finalement comme un matériel très stimulant pour ma recherche :

Je laisserai ces questions ouvertes pour le moment pour présenter au lecteur l’ensemble du matériel conduisant à y proposer quelques réponses.