Mme Canna peut utiliser aujourd’hui cette image du remplissage et même faire rire ses amis avec ce mot parce qu’elle a pu, depuis, progressivement sortir de la dépression, parce qu’elle a pu, pour utiliser ses termes, après être « allé si loin dans la déchéance, remonter, reconquérir, reconstruire... renaître... » Elle situe l’origine de cette troisième phase dans une réaction de colère, véritable déclic après dix ans de honte, colère progressivement canalisée et relayée par la rencontre avec des personnes qui lui ont offert un cadre pour en faire une énergie constructive.
« On est venu faire des travaux chez moi et chez beaucoup de monde dans la barre où j’habitais... J’ai été le premier appartement à être refait et les ouvriers étaient très, très pressés... Ils m’ont refait l’appartement en une après-midi... Ils ont commencé à 2 heures pour refaire les sols et ils ont terminé, ils m’ont pété les plombs,479 ils ont terminé avec une baladeuse... Quand on a ouvert les volets le lendemain, on s’est aperçu qu’il y avait déjà des trous dans le parquet... Ils n’avaient fait que ça, déménager, réaménager en quatrième vitesse et ça m’a foutu dans une colère terrible, alors j’ai écrit au préfet, j’ai écrit partout... Et j’ai été contacté par d’autres personnes (...) qui voulaient se battre pour le quartier. (...) Ils voulaient monter une nouvelle amicale des locataires et j’ai tout de suite été partie prenante(...) J’ai tout de suite été prise par leur projet, c’était quelque chose qui était l’aboutissement presque d’un rêve, pour moi c’était quelque chose qu’on allait pouvoir faire parce que des idées j’en ai, mais je pense qu’on ne peut rien faire seul. (...) alors on a tiré les gens de l’amicale (...), on a travaillé d’arrache-pied et c’est devenu une volonté... »
Mme Canna n’a pas cessé depuis cet événement de s’investir dans l’association dont elle est actuellement la présidente. Cette activité bénévole lui prend beaucoup de temps mais respecte le rythme nécessaire à sa santé et elle semble avoir retrouvé grâce à ça de nouveaux repères pour sa vie.
« Maintenant, j’ai accepté mon état, je suis consciente que je ne peux pas travailler et je l’admets(...) Il a fallu que je mûrisse(...) Aujourd’hui, je suis bien... Je ne travaille pas mais j’ai de la chance... Il y a trois ou quatre ans je ne me serais jamais cru capable de dire ça un jour. (...) C’est tout un état d’esprit. (...) Je ne me suis pas aperçu du changement, ça c’est fait doucement... J’ai évolué et je me suis aperçue que je n’étais pas aussi malheureuse que ça. (...) Je refais le marché, je refais mes courses toute seule ; je n’allais plus faire mes courses, je ne sortais plus. (...) Il n’y avait rien d’intéressant. Tandis que maintenant, comme disent les Canadiens, je vais magasiner. J’aime bien ce mot, c’est exactement ça... Regarder, ne rien acheter, avoir le plaisir de toucher, de retourner. (...) Je passe aussi beaucoup de temps à regarder les choses au calme... Je m’assieds boulevard N. et je regarde passer les gens, je ne m’ennuie pas... C’est coloré, c’est agréable... Au printemps vous voyez les bourgeons sur les arbres qui jouent avec un rayon de soleil... Vous avez l’impression que c’est des pierres précieuses... Avant, je n’avais plus le temps... Je regrettais de ne pas savoir peindre ou dessiner, maintenant je le fais avec des mots, j’aime bien écrire... »
Les paroles, comme les attitudes de Mme Canna, correspondent aux caractéristiques de la phase de rétablissement du processus de deuil, avec la réapparition du goût de vivre, le retour de l’énergie, de l’allant et des projets, la liberté de désirer et de réinvestir de nouveaux objets.
Derrière le discours poétique et la vision philosophique de l’existence, il semble toutefois important de comprendre la nature de l’équilibre atteint et le cheminement qui a pu y conduire. Je propose donc, après la première présentation de ce parcours, d’analyser précisément la dynamique interne qui a conduit d’un investissement massif et a priori irremplaçable du travail à la découverte d’une autre manière d’être. Cette analyse consistera dans un premier temps à examiner l’histoire d’une construction de la relation à l’objet-travail puis à repérer les transferts psychiques induits par la rupture de ce lien.
Il est difficile de savoir si Mme Canna parle de réels fusibles ou emploie une expression figurative pour parler d’elle-même et de ce qui se déclenche psychiquement à ce moment-là.