4.2.1 Travailler pour donner et exister.

Mme Canna ne raconte jamais chronologiquement son histoire pendant l’entretien, mais évoque au fil de ses associations d’idées différents épisodes qu’il a été possible de réorganiser ultérieurement. On apprend ainsi qu’elle est une enfant de l’assistance publique, qu’elle a vécu dans une famille d’accueil où le nombre important d’enfants élevés a très rapidement nécessité qu’elle travaille pour aider sa mère nourricière.

«  ‘On était quelquefois 12, on avait toujours un biberon à donner, quelque chose à laver, on faisait toujours quelque chose de ses mains’  ». Le travail devient synonyme dès ces premières années de don de soi et de relations d’aide. Mme Canna ne parle d’ailleurs jamais d’enfance pour cette période où elle a joué le rôle d’une mère pour d’autres enfants ayant subi le même sort qu’elle.

  • « Déjà j’avais mal vécu l’abandon de ma propre mère... Alors, de voir que d’autres le vivaient, c’était trop fort pour moi et j’ai toujours aimé les enfants... Et puis j’ai vécu, j’ai baigné dans le monde des enfants parce qu’on était tous des gosses de l’assistance publique... C’est vrai, c’était une question de donner, de savoir donner ».

La question du don s’inscrit encore plus profondément dans son histoire par l’intermédiaire de la tutrice de son adolescence, une femme qui avait créé un des premiers centres pour fille-mère dans son département, qu’elle a toujours vu donner énormément d’elle-même et qu’elle a aussi beaucoup aidée. ‘« Je gardais les enfants, j’aidais la puéricultrice parce que c’étaient les vacances, qu’il manquait du personnel...’  »

Mme Canna utilise les mêmes mots pour parler de cette période.

  • « J’ai toujours donné dans le social... J’ai toujours baigné là-dedans... C’était l’époque où l’on refoulait toutes ces femmes qui avaient des enfants sans être mariées, c’était pas du tout accepté. J’ai vu des filles sortir de prison, j’ai vraiment été touchée par cette misère-là ».

Il lui semble alors tout naturel de choisir un métier s’inscrivant dans la continuité de ce qu’elle a toujours fait et vu faire aux deux personnages féminins centraux de son enfance.

  • « J’ai fait mes études de puéricultrice à la Croix-Rouge... C’était quelque chose d’encore très symbolique à l’époque... J’avais signé sur l’honneur un papier au cas où il y aurait la guerre, j’acceptais d’aller en première ligne, soigner les blessés... On avait encore cet esprit d’aider... C’est tout un sacerdoce... Et je me souviens, quand je suis sortie avec mon diplôme, suivant les points on avait une place dans l’armée des volontaires pour le front, j’étais sergent... J’avais passé ma visite de sergent et c’était quelque chose de très fort ».

Cette vocation sociale n’est pas l’objet central de l’entretien et n’a pas donné lieu à une exploration approfondie. Il me semble toutefois possible d’en proposer quelques hypothèses interprétatives à la lumière notamment des propositions théoriques de Y. Tisseron (1986) sur la dimension réparatrice à l’origine de nombreux trajets professionnels dans le secteur de l’assistance et du soin.480

Analysant comment certains trébuchements du processus de deuil peuvent présider à la mise en place d’une vocation sociale, cette psychanalyste montre notamment la valeur compensatrice que peuvent prendre des soins compulsifs donnés à d’autres.

  • « Au lieu de ressentir du chagrin et de se faire consoler par quelqu’un, il peut arriver que l’endeuillé devienne un consolateur pour d’autres individus qu’il croit dans la détresse ».

  • Cette compulsion à soigner l’autre est d’abord « une tentative immédiate pour se soigner soi-même sur le mode de la dénégation. “Ce n’est pas moi qui suis en deuil et qui souffre, ce sont les autres” ou bien “il y a plus malheureux que moi, il ne faut pas se plaindre.” Ou encore “ils ont besoin de moi pour s’en sortir” ».481

Tel semble bien être le cas de Mme Canna transformant sa détresse d’enfant abandonné en dévouement pour son entourage. Elle prend ainsi plaisir à expliquer que contrairement à sa belle-fille, son enfance malheureuse ne l’a pas conduite à être vindicative et hargneuse. « Elle me dit : “T’es con toi, avec ce que tu as vécu, tu deviens trop bête”... Moi je dis : “Au contraire, faut pas faire aux autres ce qu’on nous a fait.” (...) Ce n’est pas tirer un trait ou passer l’éponge, c’est simplement se dire : “Je suis gonflée de besoins, de... J’avais envie d’avoir ce que je n’ai pas eu... Mais je sais tout ce que j’aurais voulu donner en contrepartie et que je n’ai pas pu donner... Il faut que je le donne aux autres”. C’est important, cette affection en trop... »

Elle témoigne par cette formulation du double manque à jamais inscrit en elle : manque d’amour et manque d’un objet à qui rendre cet amour. La mère infiniment bonne et dévouée qu’elle est devenue semble alors être tout à la fois une tentative pour se réparer et une tentative pour réparer sa propre mère, objet perdu qui n’a pu que souffrir lui aussi de la séparation. Je rejoins là encore les propositions de Y. Tisseron (1986) sur le soutien trouvé chez le sujet endeuillé dans le fantasme d’une douleur partagée avec l’objet qui a fuit. Mme Canna qui a côtoyé la détresse des femmes seules avec leurs enfants peut sans doute facilement imaginer la souffrance de sa mère l’abandonnant et peut trouver là encore un puissant moteur à son besoin de donner autour d’elle.

Au delà de cette double réparation, la vocation sociale de cette femme est probablement également à comprendre par l’amour, ou au moins la valorisation et la considération obtenues en échange de l’aide apportée aux femmes qui se sont occupées d’elle. La mère nourricière et la tutrice ont en effet certainement apprécié de pouvoir compter sur cette enfant puis sur cette adolescente pour les épauler dans leurs tâches quotidiennes. Les enfants choyés n’ont assurément pas manqué non plus de tendresse pour leur « petite maman ». Mme Canna a donc sans doute fortement investi les gratifications venant répondre à son comportement d’aide et chercher à les retrouver dans sa profession.

Notons enfin, que sa vocation sociale est sûrement aussi un essai pour échapper au statut d’enfant de l’assistance publique et pour sortir de l’exclusion qu’il suppose. Mme Canna qui a entendu et souffert à de multiples reprises des remarques sur sa position d’assistée, est portée par un très fort désir de payer sa dette à la société qui l’a élevée.

« Il y avait un inspecteur qui passait tous les six mois. Je l’entends encore dire : “Pour le déjeuner c’est beurre ou confiture, pas les deux, c’est déjà bien beau qu’on leur donne à bouffer à ces gosses !” (...) On n’avait pas à se plaindre, c’était déjà bien beau. Ah! Ce mot “bien beau”... On volait presque la nourriture des autres... » Le souhait de pouvoir porter secours à des soldats blessés peut alors être compris comme le désir de ne plus être redevable à la communauté.

Mme Canna cumule donc les motivations la poussant à donner et aider. Tout comme les enfants s’étant constitués comme parents soignants pour leurs propres parents et dont l’identité personnelle est d’après Y. Tisseron (1986) « imprégnés précocement par leurs propres efforts pour soigner l’autre »,482 Mme Canna a organisé son identité autour de sa capacité à écouter les autres et à les aider dans leur détresse. Les expressions « j’ai baigné dans le social » ou « on m’a inculqué cette manière d’être » qu’elle emploie à plusieurs reprises sont à ce titre très significatives. L’atmosphère dans laquelle elle a vécu toute petite l’a imprégnée au sens premier de ce qui pénètre et de ce qui féconde, tout comme au sens figuratif de ce qui influence profondément ; elle est entrée avec force et s’est gravée en elle au point de devenir indissociable de son identité. L’activité professionnelle choisie ultérieurement a donc bien toutes les raisons d’être qualifiée de sacerdoce ou de vocation. Elle correspond à une inclinaison puissante et irrésistible, elle est venue s’inscrire en creux dans l’empreinte laissée par le bain initial et se confondre avec la raison d’être de Mme Canna. La réunion, la fusion sont si fortes que cette femme finit même par parler du social comme de « ce qui a toujours été inné » chez elle. Le lien à l’objet-travail devient ici collage ou mélange de l’identité professionnelle et de l’identité personnelle.

Notes
480.

Y. Tisseron, Du deuil à la réparation

481.

Y. Tisseron, p 122.

482.

Y. Tisseron, p 114.