4.2.2 Travailler pour survivre avec ses enfants.

L’histoire de vie reconstituée grâce à l’entretien laisse ensuite en suspens ce premier fondement de la relation à l’objet-travail pour dévoiler une deuxième série d’événements majeurs induisant de nouvelles modalités d’investissement de l’activité professionnelle.

Mme Canna explique qu’elle a été mariée et qu’à 27 ans, alors qu’elle était déjà malade, le décès de son mari qui venait juste de s’installer à son compte l’a laissée, en faillite, avec deux jeunes enfants. Commence alors une période décrite comme un combat contre l’adversité, période marquée par l’absence de choix, par la nécessité, l’obligation de travailler pour gagner de quoi vivre et faire vivre ses deux enfants. Le terme « il a fallu » ne cesse de revenir dans cette partie de l’entretien :

« Il a fallu recommencer à zéro ». « Il a fallu faire sa valise, changer de région, être hébergé par des amis ». « Il a fallu travailler, faire des tas de métiers ». « Il a fallu retrouver un appartement ». Il a surtout fallu y croire, croire que c’était possible de tout recommencer, de tout reconstruire avec deux enfants et une mauvaise santé.

Le travail prend alors une toute autre signification : « J’ai travaillé dans des hôtels, j’ai travaillé comme tout... parce que je ne trouvais pas de boulot ». Il n’est plus question de vocation sociale mais de survie. Le travail n’est plus une condition librement choisie pour se réaliser dans un métier gratifiant mais une contrainte vitale pour faire face à des besoins biologiques essentiels. Il retrouve sa dimension historique primaire d’action forcée pour évoluer dans un environnement hostile. Il devient synonyme d’efforts physiques et psychiques imposés et que l’on doit apprendre à tolérer. Mais il devient également, parce qu’elle réussit à gagner sa vie et à retrouver l’autonomie pour elle et sa famille, synonyme de reconstruction. Il est à ce titre, fortement valorisé.

Le travail est l’objet par lequel est passé ce qu’elle décrit comme une première renaissance, il est la preuve de sa capacité à raviver le potentiel d’énergie qu’elle a en elle. Elle associe aussi cette première reconstruction à celle qui lui a permis des années plus tard de sortir de la dépression :

Cette deuxième période est caractérisée par la capacité à transformer un objet contraignant en objet gratifiant. Ce retournement permet d’ailleurs à Mme Canna de se réinscrire dans la logique du don qui est sa raison d’être : don de soi, don de sa force de travail à ses enfants pour qui elle réussit à être la mère protectrice qu’elle n’a pas eue. Les deux fondements de sa relation à l’objet-travail se trouvent ainsi condensés et renforcés mutuellement.

On comprend alors que la déclaration d’inaptitude est vécue comme une attaque brutale remettant en cause son sentiment d’humanité et ce qu’elle perçoit comme un droit fondamental : « Ayant toujours travaillé avec ma mère nourricière, je ne comprenais pas pourquoi subitement, j’avais même plus le droit de travailler(...) C’était un droit qui était humain et qu’on m’enlevait, c’était un peu comme si on m’avait dit qu’on ne me reconnaissait plus le droit d’être mère. (...) Subitement, je me retrouvais sans rien ». Sans rien, c’est-à-dire privée à la fois de l’objet gage de sa survie physique et incarnation de sa raison d’être, donc de sa survie psychique, privée de l’objet permettant en satisfaisant les besoins de ses enfants de répondre à son impérieux besoin de donner.