4.3 L’histoire d’une gestion de la perte.

Quel long travail a-t-il pu alors permettre de désunir identité et activité professionnelle ? Mme Canna en livre, on l’a vu, quelques étapes que je souhaite maintenant commenter.

4.3.1 Le progressif enfermement dans la honte.

Il y a d’abord le refus : un refus en deux temps avec une tentative de reclassement, donc une recherche d’une activité professionnelle au statut identique à l’objet perdu, puis avec le travail au noir et l’acceptation d’une activité professionnelle au rabais, faute de mieux.

Le premier temps peut être décrit comme l’affrontement de deux réalités : réalité de la perte et réalité de la nécessité de travailler pour survivre. Malgré le poids du verdict posé et confirmé par plusieurs médecins et administrations (Sécurité sociale, COTOREP*,...), Mme Canna garde la force de se battre parce qu’elle est poussée par la volonté de faire vivre ses deux enfants. Son veuvage et les pénibles années de reconstruction qui ont suivi l’ont amenée à identifier travail et survie. Elle ne peut donc ni réaliser ni admettre que les besoins d’auto-conservation de sa famille vont pouvoir être pris en charge par une allocation d’adulte handicapé. Ce refus est également un refus de la perte d’un objet narcissiquement gratifiant. Le deuxième temps en témoigne encore plus nettement. Les maints petits boulots au noir apparaissent en effet beaucoup plus comme une tentative pour maintenir la fonction psychique essentielle tenue par le travail, c’est-à-dire la nécessité de donner, que comme une recherche de solution financière.

  • « Continuer à travailler, c’était une façon comme une autre d’être encore quelqu’un, mais en définitive c’était très dur et je m’enfonçais tout doucement dans la dépression.

  • « A la limite, je me faisais bouffer par les voisins parce que je rendais service à l’un, à l’autre et j’avais tellement besoin de rendre service que quelque fois c’était l’exagération complète... D’ailleurs j’ai encore beaucoup de personnes de là où j’ai habité... Les gens viennent en disant : là, tu nous as gardé les enfants, t’étais sympa, ta maison, c’était la maison du bon Dieu. J’avais tellement besoin de me sentir utile et peut-être aussi d’affection, d’amour... que j’acceptais de me faire bouffer par les autres... et ça c’est terrible aussi parce qu’on se rend compte mais on ne sait pas faire machine arrière. ».

Cette tentative se solde par un échec. Mme Canna continue longtemps à donner en espérant, comme dans son enfance, recevoir en échange mais finit par s’épuiser devant l’absence de la réponse si ardemment désirée. L’entretien centré sur la phase de rétablissement ne dit que peu de chose sur la profonde dépression qui suit. Mme Canna a en fait beaucoup de mal à en parler et redoute le regard que pourraient lui porter certaines personnes qui l’estiment aujourd’hui si elles apprenaient par où elle est passée. Le secret qu’elle tente de préserver et les éléments de sa biographie précédemment évoqués conduisent en fait, malgré la faible quantité d’informations possédées, à faire l’hypothèse d’une période caractérisée par un intense sentiment de honte ; et ce, même si Mme Canna s’en défend en affirmant par exemple, ne pas avoir honte d’avoir été alcoolique parce qu’elle sait que « beaucoup de chômeurs tombent dans l’alcool » ou parce qu’elle a appris depuis que « l’alcoolisme est une maladie ».

Ce sentiment transparaît en premier lieu dans son attitude de retrait du monde et d’enfermement à son domicile : Mme Canna adopte, en se cachant et en essayant ainsi de se protéger de nouveaux regards source d’humiliation, une des réactions défensives typiques contre le vécu de honte.483 L’alcool participe à cette tentative de dissimulation comme l’a décrit J. Maisondieu dans « Les Alcooléens » (1992) en montrant que c’est d’abord la peur de l’autre et de son jugement qui pousse à boire, pour atténuer l’impression de ne pas être à la hauteur de ses semblables.

Le décalage entre ce que le sujet désirerait être et la place qu’il est contraint d’occuper est également une caractéristique des situations de honte bien repérable chez Mme Canna. La décision d’inaptitude la contraint à occuper une place en tout point opposée à la mission narcissique qui est la sienne. V de Gaulejac (1996) montre comment ce tiraillement identitaire est une souffrance d’origine sociale intériorisée par l’individu et le confrontant à l’impossibilité d’être conforme à son idéal du Moi. L’alcool est alors de nouveau une réaction défensive qui sert « à préserver le désir de perfection et de pureté » porté par l’idéal du Moi. « En attribuant à l’alcool la responsabilité de sa déchéance, le sujet préserve l’idée qu’il est quelqu’un d’exceptionnel »,484 mais le moyen utilisé est malheureusement très pernicieux puisqu’il ne permet d’échapper au sentiment de honte qu’en l’entretenant. Mme Canna est après coup très lucide sur ce processus lorsqu’elle constate que la déchéance qui a masqué cette période était, bien au delà de la dépendance à l’alcool, la perte de ses capacités à entendre les autres et à donner d’elle-même. Elle avait en fait perdu le fondement même de son identité, ce qui lui a toujours donner goût de vivre et estime d’elle-même.

  • « J’ai la chance, c’est un bien ou un mal, d’être très sensible, très humaine, trop humaine... quelques fois, ça m’a joué de mauvais tours, mais je pense qu’il faut savoir ouvrir son coeur, donner aux autres... ce n’est jamais vraiment complètement perdu... faut savoir entendre les autres et j’en étais arrivée à un stade où je n’entendais plus ce qu’on me disait, je n’entendais plus les autres non plus. C’est ça qui est grave, quand on est sourd à tout ».

Cette impossibilité d’être disponible pour son entourage équivalait à la trahison des valeurs qui lui ont été inculquées depuis sa petite enfance et était à l’origine de sentiments où se mêlaient mésestime et culpabilité.

Notons que cette culpabilité était par ailleurs renforcée par les remarques de l’entourage et obligeait à de coûteuses stratégies défensives. J’ai déjà évoqué le souhait de Mme Canna d’être visiblement marquée dans son corps pour ne plus être accusée de fainéantise. Ce souhait peut être compris grâce à la métapsychologie du deuil comme une tentative de se punir de la perte d’un objet qu’elle n’a pas su préserver, c’est-à-dire comme un retour des composantes agressives sur le sujet faute de pouvoir les évacuer autrement. Une telle difficulté n’est guère surprenante chez un sujet amené à idéaliser l’activité professionnelle pour les raisons historiques que j’ai développées antérieurement et n’étant donc sans doute pas prêt à reconnaître le caractère ambivalent de sa relation à l’objet perdu.

Les quelques évocations de cette période illustrent d’autre part l’importance de l’écart pouvant exister entre la tentative de gestion de la culpabilité au niveau des processus secondaires et la faillite de cette gestion au niveau primaire. Mme Canna explique par exemple à plusieurs reprises ses efforts pour se convaincre que la déclaration d’inaptitude était quelque chose qu’elle n’avait pas voulue et contre laquelle elle ne pouvait rien, efforts ne parvenant pas à étouffer son sentiment de s’écouter et de profiter indûment de la situation.

  • « J’avais l’impression d’être fainéante, je le ressentais profondément... ».

  • « Je savais que ce n’était pas de la mauvaise volonté, que j’avais tout fait pour ne pas rester sans travail mais en même temps je n’étais plus convaincue d’être dans mon droit ».

Notes
483.

J’utilise de nouveau, pour argumenter l’hypothèse d’un sentiment de honte, les apports cliniques et théoriques de V. de Gaulejac dans son ouvrage « Les sources de la honte ».

484.

V. de Gaulejac, Les sources de la honte, p 247.