4.3.2 Le retournement de l’agressivité contre l’extérieur.

La dépression s’estompe ensuite progressivement suite à la rénovation bâclée de l’appartement. La capacité à réinvestir un projet après dix ans d’enfermement montre à ce moment à Mme Canna que son désir de donner et donc de vivre n’était pas perdu, mais seulement étouffé par son désespoir.

La colère à l’origine de ce redémarrage prend en fait progressivement sens pour elle au cours de l’entretien. Dans un premier temps, elle ne sait pas vraiment expliquer ce qui lui a donné l’énergie de se battre alors que la honte l’amenait à se terrer chez elle.

  • « J’attendais, peut-être que j’étais en attente... je me rendais compte que je ne pouvais plus vivre comme ça, quelque part, je ne pouvais plus vivre.

— La rénovation de votre appartement, c’est une occasion que vous avez saisie ?

  • — Ah oui ! ça a été l’occasion de faire à nouveau quelque chose de ma vie, de pouvoir être encore utile, pouvoir servir à quelque chose, pour moi, c’est mon... pouvoir servir à quelque chose... être nécessaire au quartier, aux gens... c’est... »

Il est intéressant de suivre le fil associatif qui va progressivement l’amener à passer de ce qu’elle ne parvient pas à nommer ici à une prise de conscience de ce qui l’a fortement motivée.

Mme Canna évoque d’abord le quartier qu’elle aime : « Ça me foutait dans des états pas possibles de voir comment les gens pouvaient se conduire, les dégradations des bâtiments, la saleté ». Elle compare alors longuement la grisaille de son département d’origine avec la verdure de son quartier actuel, explique qu’elle aimerait pouvoir dire à ses voisins la chance qu’ils ont de vivre ici et le tort qu’ils ont de se plaindre. Elle se rappelle ensuite le travail qu’il a fallu fournir pour faire naître l’association dans laquelle elle s’investit avec ardeur et la profonde blessure qu’elle a toujours ressentie lorsque le projet a rencontré des obstacles qui ont risqué de le remettre en cause.

  • « La première fois que des administrations se sont opposées à l’installation de notre association, (...) je m’étais enfermée à la maison... c’est André [un autre adhérent de l’association] qui est revenu me chercher, mais ça m’avait fait terriblement mal... parce que ce n’était pas quelque chose qui était pour moi mais qui était pour le quartier ». Cette douleur est associée à toutes les remarques désobligeantes qu’elle a pu entendre sur la zone où elle habite et qu’elle vit comme un rejet des résidents de ce quartier. Le rejet la ramène à celui qu’elle a vécu à l’assistance publique. « On n’était pas habillé pareil, on était repéré... On n’était que trois, mais tabliers, godasses, c’était signé et les gamins disaient : “Toi, t’es de l’assistance publique.” et ça faisait mal ». Elle se souvient alors avec beaucoup d’intensité d’une situation particulière : « J’ai eu un petit frère qui était noir (...) et quand il est allé à l’école, on le traitait de négro. On aurait eu un couteau qu’on m’aurait enfoncé dans le coeur... Je revenais dans des états pas possibles chez mes parents avec mon petit frère serré contre moi parce qu’on l’avait traité de négro... J’ai toujours vécu avec ça... “Toi t’es pas comme nous, t’es une bâtarde” C’était un mot... Il n’y a pas longtemps qu’il m’est revenu dans la tête. “T’es une bâtarde” qu’on me disait. Ça me faisait mal (...) et c’est plus tard qu’on se rend compte qu’il y a des mots qui ont marqué comme ça... »

Frappée par la ressemblance entre les expressions employées485 mais également par la similitude des attitudes non verbales qui les accompagnent, je lui suggère alors : « Vous défendez votre quartier comme vous défendiez votre petit frère » et Mme Canna acquiesce aussitôt avec un large sourire « Oui, c’est ça qui est revenu en moi ».

Elle peut alors parler longuement de la chance qu’elle a eu de rencontrer un groupe qui lui a montré que sa rage ancienne ravivée pouvait être utile.486 Ce groupe semble avoir joué à la fois le rôle de révélateur et de point d’appui pour le transfert des fonctions antérieurement tenues par l’activité professionnelle : révélateur parce ce qu’en signifiant à Mme Canna qu’elle avait un rôle à jouer pour son quartier, il lui a fait percevoir que son désir de donner n’était pas inexorablement lié à la possibilité d’exercer une activité professionnelle, et point d’appui parce qu’en proposant un cadre substitutif présentant de nombreuses similitudes avec un emploi, il a rendu aisé, presque évident le transfert des fonctions.

Notes
485.

« Je revenais dans des états pas possibles » au sujet de son petit frère, «  ç a m’a foutu dans une colère pas possible » au sujet des ouvriers rénovant son appartement et «  ç a me foutait dans des états pas possibles » au sujet des dégradations de son quartier.

486.

Cette renaissance peut également être éclairée par les travaux de V. de Gaulejac. La honte s’articule autour de l’impossibilité de décharger l’agressivité que l’humiliation a provoquée. Celle-ci ne peut être utilisée que contre soi-même et enfermer plus profondément dans le sentiment de déchéance. Si le sujet dispose en revanche d’un cadre permettant d’extérioriser cette agressivité et de lui donner sens, celle-ci va pouvoir devenir l’élément dynamisant pour reconstruire une nouvelle phase d’existence.