Si le témoignage de Mme Canna ne permet pas de suivre le long travail d’élaboration réalisé pendant la phase de dépression, il invite à découvrir la nouvelle relation interne qu’elle peut établir avec l’activité professionnelle perdue et qui la laisse disponible pour de nouveaux investissements. Il n’y a plus confusion entre son Moi et son statut de travailleur, elle se découvre vivante en l’absence d’emploi et digne d’être aimée.
« Je me suis vraiment investie là dedans et j’ai retrouvé une sorte d’énergie, je me suis sentie à nouveau pas indispensable mais nécessaire... Viable surtout... sentir qu’on renaît (...) même les gens qui m’entourent m’ont trouvée changée, je suis redevenue coquette ».
Elle n’est plus écrasée par l’ombre de l’objet perdu mais devient au contraire capable d’utiliser les compétences qu’elle mettait en oeuvre grâce à lui, dans un nouveau secteur d’activité. Le passé professionnel dont l’évocation ne pouvait être que douleur et rappel de l’incapacité devient une mémoire riche et exploitable. Les fonctions psychiques tenues par l’objet perdu peuvent alors en être détachées et être retrouvées par l’intermédiaire du bénévolat. Mme Canna le formule à plusieurs reprises en expliquant tout ce qu’elle a redécouvert grâce à son engagement associatif.
« Ça m’a rendu où j’en étais quand je travaillais avec ma tutrice dans le centre pour filles-mères. J’étais le bras droit de la directrice. Je connaissais bien la marche du centre, et donc j’avais beaucoup de relations avec les toubibs, de responsabilités, les achats... C’est vrai que ça m’a redonné ce goût là, d’avoir retrouvé ma place... d’avoir retrouvé une place que j’avais perdue... C’est aussi comme quand je travaillais comme infirmière de nuit et le week-end, le week-end j’étais responsable, je m’occupais des mamans et de la pouponnière, j’étais seule... Ça m’a rendu ces responsabilités là ».
« J’ai retrouvé des repères... J’ai quelque chose à faire de mes journées. Je suis reconnue des gens. Je fais quelque chose, je ne suis plus à fainéanter à la maison. J’ai retrouvé l’utilité, le fait de donner, d’échanger, de partager, moi c’est toujours ça... »
« J’ai toujours ce qu’on me disait à l’école : “Tout travailleur rend service à la société, même s’il reçoit de l’argent en travaillant ; une paille dans un pont ça peut le faire effondrer.” C’était quelque chose de très fort... Je pensais aux soldats qui passent au pas, au risque d’effondrement et je me disais “On ne s’imagine pas que travailler ça peut aller aussi loin”... C’est ce que j’ai retrouvé dans l’association, ce qu’on fait pour le quartier, ça va très, très loin... »
En retrouvant la possibilité d’apporter sa petite pierre à l’édifice collectif, Mme Canna a donc retrouvé sa place au sein d’un contrat narcissique qui lui donne de nouveau le droit d’exister et de sortir de chez elle sans baisser les yeux. La continuité entre la mission narcissique qu’on lui avait attribuée et qu’elle s’était appropriée dans son enfance et celle permise par le bénévolat est d’ailleurs si grande que l’activité réelle est réinvestie avec les mêmes excès que l’objet perdu.
« André qui est au courant de mon état de santé, me dit “Attention, n’exagère pas !”, mais c’est quelque chose qui est... C’est en moi, c’est nécessaire... il faut vivre... Je suis heureuse maintenant de pouvoir donner... Je suis passionnée... J’avais plus de passion... En fait, il n’y avait plus rien ».
Mme Canna, par son engagement bénévole, continue à donner et réussit à satisfaire en partie son besoin de réparation des autres et d’elle-même. Elle compare d’ailleurs très souvent le cheminement des personnes accompagnées par l’association à sa propre reconstruction et tire une véritable satisfaction de ces nouvelles confirmations de la capacité de l’homme à survivre aux événements les plus difficiles.
« Les gens dont on s’occupe sont arrivés à un point de leur parcours où il n’y a plus rien qui existe... C’est le désert, l’hiver continuellement et il faut redonner à ces gens une étincelle et se dire que tout est possible ».
Le besoin de réparation qui la motive apparaît aussi dans certaines remarques sur ce qui a réussi à la sortir de son enfermement :
« On s’apitoie sur soi-même mais en regardant et en écoutant de nouveau les autres, je me suis aperçue qu’il y avait plus malheureux que moi ».
Il est donc capital pour elle que son association garde une taille humaine487 et qu’elle réussisse à toujours trouver une solution aux problèmes qu’elle prend en charge.
« Je crois que je n’ai pas eu une vie très belle, mais dans ma vie qui n’était pas très belle, j’ai eu la chance de pouvoir servir, de la prendre pour dire aux autres qu’on peut toujours s’en sortir, on peut toujours retrouver quelque chose et on peut faire quelque chose de sa vie. Même si on ne travaille pas, il y a des tas de choses à côté ».
Mme Canna idéalise par conséquent le dévouement et le travail effectué par chaque membre de l’association mais vit également comme de véritables échecs personnels les projets qui n’aboutissent pas.
Je rappelle que cette qualité est aussi celle qu’elle revendique comme essentielle pour définir sa propre personnalité.