4.3.4 Une relation plus mature à l’objet d’étayage.

Un tel investissement peut d’abord laisser redouter que la relation au bénévolat soit marquée par la même exclusivité et finalement la même immaturité que la relation à l’objet-travail. On peut craindre que Mme Canna soit aussi dépendante de son rôle associatif qu’elle n’a pu l’être de son activité professionnelle et qu’elle soit confrontée au même risque d’effondrement si le nouveau groupe qui l’étaye vient un jour à manquer.

Un certain nombre de remarques laisse toutefois percevoir que si le besoin de donner reste essentiel et pour le moment « intouchable » parce qu’il fonctionne certainement comme une formation réactionnelle contre le risque d’un retour massif de l’agressivité, le long cheminement de deuil a permis à la fois de diversifier les lieux et les objets pouvant lui apporter satisfaction et de le temporiser.

Mme Canna insiste par exemple sur sa découverte qu’il est possible de donner à tout moment de la vie et sans pour autant être engagé de façon professionnelle ou militante :

Mme Canna a également conscience que son besoin de donner peut être satisfait par ce qu’elle apporte à son nouveau compagnon ou à ses petits enfants. Elle prend un vif plaisir à parler de son rôle de grand-mère, du temps et de la tendresse qu’elle est capable de consacrer à cette partie de sa vie. La dimension de réparation reste d’ailleurs encore une fois présente : « avec mes petits enfants, je vais avoir l’enfance que je n’ai pas eue, et ça, je me régale... »

Sa capacité à temporiser son besoin de donner se manifeste quant à elle dans la grande lucidité avec laquelle elle reconnaît ne pouvoir s’en passer mais dans la prise de conscience simultanée que cela ne l’empêche pas pour autant de penser à elle.

Mme Canna revient à plusieurs reprises sur ce changement radical qui est certainement l’un des signes les plus marquants du travail de maturation qui a accompagné son processus de deuil.

Ce droit suppose une profonde modification de son rapport au regard des autres, au regard des « gens » présents de manière si répétée tout au long de son discours. Ces gens sont d’abord ceux dont elle a été exclue par son statut d’enfant de l’assistance publique mais auxquels elle a essayé à tout prix d’appartenir pour gommer une différence vécue comme une profonde blessure. Ce sont ensuite ceux qui n’ont pas compris qu’elle ne travaillait pas malgré ses signes extérieurs de santé ; ceux qui ne sont pas malades et dont elle a été exclue une deuxième fois. Ils sont ceux dont elle a essayé une nouvelle fois de faire partie et de gagner l’affection en travaillant au noir pour un salaire de misère.

Faire le deuil du travail, s’accommoder du peu d’argent lié au nouveau revenu et du mode de vie qui l’accompagne suppose de se donner le droit de vivre différemment des normes en cours, de faire des choix parce qu’ils ont un sens pour soi même s’ils suscitent l’incompréhension de son entourage.

Ce droit suppose également une importante modification de son rapport à l’objet-travail perdu, et notamment la reconnaissance de ce qu’il pouvait avoir d’aliénant, c’est-à-dire le passage de l’idéalisation à l’ambivalence. Mme Canna ne nie pas qu’elle a perdu quelque chose qu’elle aimait beaucoup et qui lui apportait énormément, mais elle n’a pas besoin d’en parler abondamment pour entretenir le souvenir d’un objet qu’elle ne peut lâcher, contrairement à M. Poena par exemple. Elle sait également que cet objet n’était pas idéal et lui demandait beaucoup d’efforts, elle peut donc lui comparer sa liberté actuelle et d’autant plus l’apprécier.