5.1 Du travail alimentaire obligatoire au choix de ne pas travailler.

Mme Chesnais a commencé à travailler dès la sortie de l’école, par obligation, pour aider sa famille très modeste.

« J’avais 16 ans, l’âge limite, j’ai arrêté l’école le vendredi, le lundi matin je travaillais ». Cette activité ne correspondait pas à ses rêves d’enfant, mais sa scolarité difficile dans un contexte éducatif peu stimulant ne lui avait pas laissé le choix de son orientation.

  • « Pour mon père, les études, ça ne servait à rien. Il fallait se mettre tout de suite au travail, donc en fin de compte, il nous a mis à l’école parce que c’était obligatoire et après, dès que c’était plus l’âge... J’ai fait une sixième et une cinquième et après j’ai arrêté. Je n’ai pas pu aller plus loin. J’aurais aimé continuer parce que mon rêve, c’était d’aller dans la haute couture, pas rester en bas, mais bon... Il faut de tout. On fait comme on peut ».

Elle se contente donc du premier poste trouvé, un travail en usine, très répétitif et au rythme extrêmement soutenu qui ne lui plaît pas mais qu’elle s’efforce d’exécuter consciencieusement en espérant évoluer vers d’autres tâches. Ses supérieurs hiérarchiques remarquent effectivement son sérieux et sa motivation et la forment progressivement à utiliser des machines plus complexes. Mme Chesnais remet à cette période l’intégralité de son salaire à son père et décide de changer d’entreprise pour gagner un peu plus et pouvoir garder une partie de sa paie. Ce deuxième poste, à la chaîne, est encore plus éprouvant, il ne laisse aucune liberté de mouvement, le corps doit se taire pour respecter des cadences immuables. La dégradation des conditions de travail n’est même pas compensée par le gain financier espéré puisque le père de Mme Chesnais ne lui fait pas profiter de son augmentation.

  • « Je gagnais plus, mais je n’en avais pas plus dans la poche. (...) Je me rappelle, c’étaient des petites enveloppes marron, il y avait la paie en espèces et la feuille de paie. Il ne fallait pas ouvrir. Il fallait lui remettre l’intégralité et il fallait pleurer chaque fois qu’on voulait quelque chose ».

Mme Chesnais décide alors de quitter ses parents pour s’installer avec un de ses collègues de travail souffrant comme elle de l’autorité paternelle et de l’impossibilité de profiter librement du gain de son travail. Le jeune couple qui n’a jamais disposé d’un revenu, dépense beaucoup et découvre la difficulté de faire face à l’ensemble des frais liés à leur installation.

  • « J’ai commencé à savoir vraiment ce qu’était la vie, parce que je me suis retrouvée obligée de payer un loyer, obligée de compter. (...) Lui c’était encore pire que moi parce qu’il savait tout juste lire et écrire. (...) Il se faisait avoir très souvent ».

Mme Chesnais change alors une seconde fois de poste et multiplie les heures supplémentaires pour tenter de faire face aux besoins financiers.

  • « J’ai trouvé un travail de blanchisseuse, c’était encore plus dur, il y avait des tas de contraintes, mais la patronne était sympa, quand elle voyait qu’on en voulait, elle nous poussait pour faire un maximum d’heures et nous payait de la main à la main. Ça me doublait presque mon salaire ».

Mme Chesnais interrompt cette activité pour la naissance de son premier fils, et comme elle a beaucoup de mal à se remettre d’un accouchement difficile, mais aussi du départ de son compagnon qui a suivi de peu, elle décide de s’arrêter de travailler.

  • « Je n’avais plus envie de travailler, j’avais juste envie de m’occuper de mon fils. (...) Je suis restée une bonne année sans rien... C’était l’époque où les allocations commençaient à nous aider un petit peu, donc, à la limite, je suis arrivée à m’en sortir. En fait avec l’allocation de fille-mère à l’époque, et l’allocation logement, toutes ces petites mesures, ça nous aidait à vivre. Ça faisait un salaire finalement, parce que je gagnais plus en allocations familiales que si j’avais travaillé. (...) J’ai pouponné... Je me suis bien... »

Mme Chesnais ne termine pas sa phrase comme s’il était trop délicat d’« avouer » qu’elle a finalement agréablement profité de cette période. Elle explique qu’elle a ensuite rencontré son futur mari, artisan dans le bâtiment et qu’elle l’a suivi pendant des années sur les chantiers. Elle dit de cette période qu’elle est restée sans travailler, il s’avère en fait que comme beaucoup de femme d’artisan, elle a beaucoup aidé son mari sans être déclarée et tout en élevant ses cinq enfants.

  • « On vivait en caravane. (...) tout en travaillant, je les surveillais. C’était astreignant parce que c’était un travail assez dur ». Mais elle énonce avec fierté l’ensemble des savoir-faire acquis pendant cette période : pose de cloisons, revêtement de sol, électricité. « On montait tout. (...) j’ai tout appris. Maintenant je suis capable de vous faire une maison complète. (...) C’est là que j’ai appris aussi la dactylographie, la comptabilité, j’ai fait des stages à la chambre des métiers ».

Les enfants grandissant, la vie en caravane sur les chantiers devient cependant de plus en plus compliquée, d’autant plus que les relations conjugales se dégradent. Mme Chesnais décide alors de se réinstaller dans un appartement et de reprendre un travail. L’ANPE* lui propose très rapidement une formation qu’elle suit avec succès jusqu’à l’obtention d’un CAP et qui s’enchaîne très rapidement avec un emploi. Mme Chesnais explique sa décision de retour à l’activité salariée par plusieurs raisons :

  • « Je sentais que les choses se terminaient avec mon mari [le divorce sera effectivement prononcé un an ou deux plus tard]. Financièrement ça devenait très dur parce que je n’avais plus d’allocation et puis j’avais besoin de me sortir de la maison, parce que les enfants c’est bien beau, mais au bout d’un moment, rien que les enfants, boulot, boulot... C’est vrai, parce que je ne voyais rien, j’avais pas le temps d’avoir des amis parce qu’il fallait que je m’occupe des petits, du ménage... J’étais pas organisée parce que je n’avais jamais eu l’habitude d’un appartement. Pour moi du jour au lendemain, c’était un travail énorme, je n’en voyais plus la fin... Comme on dit vulgairement, j’ai pété les plombs. Il fallait que j’aille ailleurs ».

Mme Chesnais choisit donc curieusement parce qu’elle a trop de travail à la maison de travailler en plus à l’extérieur. Sa qualification lui permet de prétendre à un poste plus plaisant, plus varié et mieux payé que ce qu’elle a connu plus jeune. L’entreprise tourne malheureusement très mal et la licencie. Elle accepte alors différents contrats moins satisfaisants, sans rapport avec sa formation, mais dans lesquels elle cherche avant tout un salaire correct et des horaires lui permettant de profiter de ses enfants.

La rencontre avec un troisième compagnon met fin à cette nouvelle période de salariat.

  • « J’ai arrêté de travailler parce qu’il ne voulait pas que je travaille. Il m’a dit : “Tu as assez travaillé, assez galéré”. Alors, pour une fois que je pouvais me le permettre... Et puis, je suis tombée enceinte et j’ai eu des jumeaux. Donc j’ai complètement arrêté de travailler parce qu’avec des jumeaux, ce n’est pas possible de travailler. (...) J’ai apprécié de pouvoir arrêter, (...) je ne m’en serai pas sortie autrement, et puis après, je n’ai pas repris le travail par choix, parce qu’il y avait des allocations parentales qui me permettaient de vivre ».

Mme Chesnais se retrouve toutefois de nouveau seule après quelques années et redoute comme lors de son divorce la fin de ses allocations. Elle se réinscrit à l’ANPE* qui lui propose un stage d’orientation qui débouchera lui-même sur un contrat de huit mois en entreprise d’insertion. Elle décide à l’issue de cette période décrite pourtant comme très intéressante et au rythme très raisonnable de ne pas renouveler son contrat. Plusieurs raisons motivent « ce choix de ne pas retravailler tout de suite », elle s’est remise en ménage avec son troisième compagnon, son salaire couvre tout juste les frais de garde de ses enfants, et elle ne se sent « pas malade, mais fatiguée ».

Je la rencontre un an après cette décision, elle est alors âgée de 48 ans. Cohérente avec son souhait de ne pas travailler actuellement, elle n’est pas inscrite à l’ANPE*. La situation est très difficile financièrement. Mme Chesnais est obligée de recourir régulièrement à l’aide de la banque alimentaire, mais elle est satisfaite de sa décision qui lui laisse enfin le temps de « se consacrer à des choses qu’elle a envie de faire : couture, tricot, activités avec ses enfants ».

Mme Chesnais a mis un peu plus d’une heure pour raconter ce parcours, mais l’entretien est loin d’être terminé. Il se poursuit, au contraire par une deuxième phase de longueur équivalente, mais de nature très différente, amenant secondairement à découvrir derrière l’affirmation initiale de bonne adaptation à la situation d’inactivité professionnelle, l’ensemble des stratégies développées pour supporter une absence de travail finalement beaucoup plus difficile que le caractère instrumental du rapport à cette activité ne le laissait envisager.