5.2 Nature de la relation à l’objet-travail.

La compréhension de cette deuxième phase nécessite en premier lieu d’analyser ce que nous apprend le parcours de Mme Chesnais sur la nature de sa relation à l’objet-travail.

Le travail est d’abord pour Mme Chesnais une activité alimentaire nécessaire pour gagner sa vie, c’est-à-dire pour satisfaire des besoins élémentaires d’auto-conservation. Elle y est condamnée par son origine familiale, c’est un principe de réalité auquel elle ne peut échapper même s’il s’oppose à ses désirs et à ses rêves, tout comme n’ont pu y échapper ses parents, grands-parents ou frères et soeurs. Il est donc synonyme d’obligation au sens de ce qui force et de ce qui assujettit. Mme Chesnais est dans un premier temps contrainte par son père à l’autorité duquel elle ne peut que se soumettre, puis par les nécessités de la vie qu’elle découvre en choisissant d’assumer seule ses besoins. Ceux-ci l’obligent à n’écouter ni sa fatigue, ni sa révolte contre les conditions de travail imposées, mais à toujours davantage se plier. La contrainte n’est d’ailleurs pas seulement morale : la nature des activités réalisées entrave aussi sa liberté d’action, la lie physiquement et psychiquement aux machines dont elle dépend.

Mme Chesnais n’hésite pas chaque fois que sa situation le lui permet, c’est-à-dire lorsque ses besoins d’auto-conservation peuvent être assurés autrement, par une allocation ou le revenu d’un conjoint, à échapper à cette contrainte, pour profiter d’une vie moins durement gagnée et se consacrer à des activités mieux en adéquation avec ses désirs.

La relation entretenue avec l’objet-travail n’a donc pas un caractère de continuité ou d’exclusivité absolues. Il y a alternance de périodes d’emploi et de non-emploi au gré d’autres événements marquants de la vie. Le travail ne reste finalement qu’une activité, au service des besoins d’auto-conservation, à utiliser lorsqu’il est impossible de faire autrement. Il est toutefois important de remarquer que Mme Chesnais évoque toujours avec beaucoup de prudence les moments où elle s’est autorisée à échapper à la contrainte. Elle n’en vient, par exemple, que très progressivement à dire qu’elle gagnait finalement autant avec ses allocations qu’avec un salaire et ajoute toujours quelques remarques pour expliquer qu’elle n’aurait de toute façon pas pu faire autrement à cause d’un état de santé ponctuellement peu favorable ou d’un événement familial incompatible avec l’exercice d’une activité professionnelle. Elle témoigne par cet effort de justification, que dans une société valorisant collectivement la capacité d’assumer ses besoins par le revenu de son travail, choisir une autre manière de vivre ne va pas de soi et suppose d’être capable de gérer la pression surmoïque tant interne que sociétale.

Le discours de Mme Chesnais peut en effet être compris à la fois comme une argumentation développée pour elle-même en réponse à la voix interne qui prône le travail comme valeur essentielle et comme une argumentation destinée à un environnement qui pourrait lui reprocher de vivre au crochet de la collectivité. Nous verrons ultérieurement que certaines stratégies psychiques développées pour tolérer l’absence de travail participent à cet effort de gestion de la pression surmoïque.

Malgré son caractère aliénant et le choix d’y échapper chaque fois que cela est possible, le travail apparaît aussi dans le récit de ce parcours comme un objet dont Mme Chesnais parvient à tirer un bénéfice narcissique. Le plaisir d’apprendre accompagne systématiquement la description de la dureté et du caractère contraignant de la tâche et Mme Chesnais semble tirer une réelle fierté en racontant l’intérêt que lui ont porté ses employeurs au fil des expériences. On peut faire l’hypothèse qu’en s’efforçant de toujours mener à bien les tâches les plus ingrates, Mme Chesnais a tenté de transférer le travail / aliénation / obligation en une activité porteuse de l’espoir d’une plus grande liberté. Si le travail effectué est resté bien loin du rêve de la haute couture, il a donc été malgré tout investi comme la possibilité de progressivement se hisser vers ces sommets désirés et donc d’échapper aux besoins matériels élémentaires dans lesquels elle est enfermée à cause de son milieu d’origine.

Le discours de Mme Chesnais est sans cesse traversé par l’opposition entre le haut et le bas, le mouvement et l’immobilité, par le refus du travail répétitif qui n’apporte rien et la recherche d’un emploi où l’on apprend sans cesse de nouvelles choses. Cette opposition place le travail du côté de la vie, de l’évolution, de la volonté de s’en sortir, et nous le verrons ultérieurement, amène à redouter avec sa disparition l’approche de la mort, la répétition et l’enfermement dans la dépression. La décision de retravailler au moment du divorce pour se libérer d’un travail quotidien aliénant, échapper à une monotonie et à un enferment dans des tâches ménagères devenues insupportables illustre ces valeurs associées au travail. Mme Chesnais parvient en effet intuitivement à ce moment de sa vie à repérer que la fonction narcissiquement gratifiante du travail est étroitement intriquée à une fonction antidépressive. Celle-ci n’est toutefois que très ponctuellement ressentie et disparaît rapidement derrière la fonction de satisfaction des besoins d’auto-conservation ; mais l’absence d’emploi la fera réapparaître et obligera à chercher d’autres objets capables d’assurer avec autant d’efficacité ce rôle d’occupation de l’esprit et d’entretien de l’élan vital.