5.3 Stratégies de gestion de la perte

Revenons à présent à la deuxième partie de l’entretien et à ce qu’il nous révèle sur les stratégies développées pour gérer l’absence de travail.

Signalons d’abord que cette deuxième phase s’inaugure dans un basculement du discours : la dernière interruption professionnelle décrite comme un choix se révèle progressivement avoir été imposée par des contraintes physiques et environnementales allant à l’encontre du désir de Mme Chesnais de retravailler.

Je rappelle que Mme Chesnais explique dans un premier temps cette décision par des raisons essentiellement financières (retour de son troisième compagnon, frais de garde) et n’évoque sa fatigue que comme un argument secondaire. Elle laisse donc penser, par référence à son parcours antérieur, qu’elle a de nouveau profité d’une période de satisfaction de ses besoins d’auto-conservation pour échapper à la contrainte du travail et qu’elle justifie, une nouvelle fois, prudemment ce choix en évoquant un état de santé un peu fragile. La suite de ses propos montre toutefois qu’elle a découvert lors de son dernier contrat de travail, et malgré le faible rythme imposé, qu’elle « n’était plus capable de faire certaines choses », que son corps ne répondait plus avec la même efficacité qu’à 20 ans et qu’elle n’apportait plus la même satisfaction à ses employeurs.

Mme Chesnais a en fait été absente à deux reprises pour une opération du canal carpien très fréquente chez les personnes d’une cinquantaine d’année ayant une activité sollicitant mains et poignets de manière très répétitive. Sa surcharge pondérale ne lui permet d’autre part certainement plus de réagir avec autant de vivacité que lorsqu’elle était plus jeune. Elle ne présente donc pas de problème de santé majeur, mais son âge et une usure générale liée à une vie difficile, aux grossesses répétées font d’elle une ouvrière bien moins résistante et bien moins rentable.

Il est impossible de savoir si la décision de ne pas renouveler son contrat s’est effectivement prise « d’un commun accord » ou si l’employeur l’a imposée ou très vivement suggérée. On peut facilement imaginer que le discours de Mme Chesnais est une tentative pour prendre une position active dans la prise de décision et atténuer ainsi la blessure liée à la perte. Mais peut-être a-t-elle effectivement perçu que son rendement était bien inférieur à celui de ses collègues ou mal supporté une fatigue trop intense. Elle aurait alors choisi de s’arrêter provisoirement pour ne pas être liée à un travail ne conservant plus que ses aspects aliénants, sans pouvoir lui apporter les bénéfices narcissiques qui les compensaient.

Le matériel clinique ne permet pas de trancher mais quoi qu’il en soit, gérer la perte du travail suppose, dans cette situation, de gérer également la perte d’un potentiel physique, la disparition de ses capacités de jeunesse et la mise à l’écart d’un système productif qui préfère des éléments plus performants. Mme Chesnais en témoigne :

Le deuil que Mme Chesnais a à mener ne consiste donc pas seulement à réaménager son existence en l’absence d’emploi mais s’imbrique avec l’acceptation de son passage dans une nouvelle phase de l’existence, celle de la perte progressive de la pleine maîtrise de ses capacités physiques. Il suppose donc une profonde ré-élaboration de la position dépressive telle qu’elle a pu être décrite par E. Jaques (1974) dans son article sur la crise du milieu de vie. Ce temps suppose aussi l’acceptation de voir une société continuer à tourner en se passant très aisément de notre contribution.

Notons avant de revenir aux particularités du cheminement de Mme Chesnais que cette intrication du deuil du travail et de la crise du milieu de vie concerne une part importante des personnes confrontées à un chômage durable, voire définitif et qu’elle constitue l’un des facteurs essentiels pour expliquer la difficulté de faire le deuil d’un emploi. On la retrouve bien évidemment dans les problématiques de gestion du passage à la retraite, mais celui-ci, parce qu’il est socialement formalisé et normalisé, réussit à atténuer l’un des obstacles majeurs à ce moment d’élaboration : le sentiment de rejet désubjectivant.

J’appelle ainsi l’impression partagée par de très nombreuses personnes usées avant l’âge par une activité professionnelle très éprouvante, se trouvant privées de la possibilité de continuer à travailler, mais également dénuées de toute réponse administrative et sociale leur donnant un statut et des moyens décents pour continuer à vivre. Mon travail dans une COTOREP* m’a particulièrement sensibilisée à cette question en me révélant l’existence de toute une population (très souvent des professionnels peu qualifiés du bâtiment) à qui l’on ne peut proposer aucune solution lorsque après 45 ans le travail de manoeuvre n’est plus physiquement accessible. Ces personnes expriment — bien souvent par leur dégradation physique et psychique massive — leur sentiment d’être rejetées comme un matériel périmé, donc privées de leur statut de sujet et de toutes les illusions qui leur avaient permis de tolérer une activité professionnelle très éprouvante. Ce sentiment, encore accentué chez des travailleurs immigrés par d’autres problématiques liées à la perte de leur pays d’origine et à leur intégration à une nouvelle culture, me semble très caractéristique des vécus sinistrosiques.

Quels processus psychiques supposent, dans le cas de Mme Chesnais, cette intrication du deuil du travail et du deuil des potentialités physiques ? L’analyse de la deuxième phase de l’entretien, grâce à l’éclairage sur la nature du lien de cette femme à l’objet-travail, permet de décrire une recherche d’équilibre supposant simultanément de gérer :

Ce dernier front de gestion est particulièrement difficile dans la mesure où les problèmes de santé renforcent le besoin de disposer d’un objet antidépresseur : Mme Chesnais s’en trouve donc privée au moment où elle en aurait le plus besoin. Il n’est alors guère surprenant que bien qu’elle annonce d’abord être satisfaite de sa situation, elle se reconnaisse quelque temps plus tard extrêmement fragilisée et déprimée.

Mme Chesnais annonce dès cette première évocation de sa dépression que ses enfants constituent l’objet central qui étaye l’ensemble de ses stratégies pour maintenir un équilibre. Nous allons maintenant voir en détail en quoi ils soutiennent en effet presque de manière permanente ses efforts pour trouver un moyen de « tenir le coup ».