5.3.1 Perte de la fonction instrumentale du travail et culpabilité.

Gérer l’absence de travail suppose en premier lieu de réussir à faire face aux angoisses, aux blessures narcissiques et à la culpabilité liée à la difficulté de satisfaire ses besoins d’auto-conservation et ceux de sa famille. En effet, si Mme Chesnais est habituée à un revenu très faible, son absence d’emploi rend sa gestion du quotidien encore plus difficile et le chômage de son compagnon depuis quelques mois au moment de l’entretien ne vient également que renforcer son inquiétude et son sentiment d’insécurité pour l’avenir. Son discours montre toutefois qu’elle s’efforce de s’en protéger par des raisonnements rassurants où les expressions « toujours », « de toute façon » utilisées à de multiples reprises servent certainement à conjurer la mauvaise fortune actuelle.488

  • « Mon ami est au chômage depuis six mois. (...) Là on attend, je pense que ça va repartir... là il fait froid [Il travaille dans le bâtiment] mais après, ça va repartir... de toute façon, ça repart toujours vers mars, avril... donc on ne se fait pas de soucis... (...) C’est économique, en fabrication industrielle c’est dur, mais en atelier artisanal, on peut arriver à trouver. Quitte à prendre un mi-temps au départ pour se remettre dans le bain... Je pense... parce que de toute façon, il y aura toujours besoin de quelqu’un capable de faire de ce que je sais faire et puis moi, j’estime que quand on est bon ouvrier, on a toujours...»

Ses faibles ressources sont également une blessure dans la mesure où elle ne peut offrir à ses enfants le même confort matériel que beaucoup d’autres parents. Elles contraignent Mme Chesnais à trouver également le moyen d’apaiser cette souffrance : elle le fait en valorisant l’affection supplémentaire qu’elle a le temps de leur donner en restant à la maison, sa prise en charge de certaines tâches domestiques qui seraient autrement à leur charge et le plaisir qu’elle leur donne en créant ce qu’ils ne peuvent acheter.

  • « Quand ils arrivent le soir, j’ai fait mon ménage, à manger, je peux me permettre de leur faire un peu de câlins, d’être là, présente, de discuter avec eux. (...) C’est un âge où ils ont besoin. (...) Ma fille, elle veut pas que je reprenne le travail. (...) Moi, Maman, elle travaillait... On faisait les lits le soir quand on arrivait... Là, ils arrivent, c’est rangé. Ils ont leurs aises. Un enfant c’est ce qu’il cherche ».
    « Ils participent, ils sont contents : “Tiens, j’ai réussi ça.” Je me rappelle ma fille, la première robe qu’elle a faite à une poupée dans une de ses vieilles robes, tout le monde était au courant. Elle l’avait même emmenée à l’école pour faire voir. C’est un plus, ça les valorise par rapport aux autres enfants. “Chez toi, t’as peut-être ça, moi j’ai pas ça, mais je sais faire ça, donc j’ai la même valeur que toi.” »

Les faibles revenus signifient enfin recourir à une assistance alimentaire, ce qui ravivent chez Mme Chesnais les mauvais souvenirs de l’époque où elle devait pleurer un peu d’argent auprès de son père, mais aussi la culpabilité par rapport à un modèle familial où l’incapacité de s’assumer seule est synonyme de honte.

  • « Moi, ce qui me gène, ce n’est pas les allocations, c’est le fait d’être obligée de demander des aides... On ne m’a pas habituée à demander... On a l’impression de vivre un peu sur le dos de la société, de ne pas être capable de s’assumer. C’est ça le plus dur. En ce moment, je suis obligée d’aller à la banque alimentaire, c’est un peu dur de faire la démarche toutes les semaines. Je pourrais m’en passer, je le ferai, mais avec les enfants, je ne peux pas me le permettre. Mais c’est vrai que je me sens un peu diminuée par rapport aux autres... On n’est pas... à la limite... on ne se sent presque pas apte à faire ce qu’on a à faire... C’est peut-être bête, c’est peut-être prétentieux de ma part de le dire... Mais moi, je pars du principe que quand on met des enfants au monde, on doit être capable d’aller jusqu’au bout... J’ai eu une éducation assez stricte la dessus, c’était : “Si t’es pas capable de t’assumer, t’es bon à rien ! » C’était net et clair... Donc moi, j’ai encore un peu cette optique là. Je ne juge pas les gens, mais moi, par rapport à moi, je me sens un peu diminuée... »

Cette culpabilité nécessite, elle aussi, d’être en partie apaisée pour que le tiraillement entre Moi et idéal du Moi, très simplement évoqué à la fin de ce passage, ne devienne pas trop déchirant. Mme Chesnais a recours pour cela à ses enfants : leur bien–être justifie ses demandes d’aide, c’est pour eux qu’elle accepte l’humiliation d’une position d’assistée. Mais Mme Chesnais a également recours, malgré sa dénégation d’un jugement porté sur les autres, à une argumentation lui permettant de légitimer sa situation en l’opposant à celle de tous ceux qui profitent d’un système sans l’avoir mérité.

Elle distingue ceux qui touchent le RMI* pendant des années, qui ne cherchent pas à travailler et sont au contraire satisfaits de s’en sortir sans se tracasser, de ceux qui sont réellement obligés de passer par l’aide des assistantes sociales parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Les premiers abusent injustement d’une assistance qui devrait être réservée à « ceux qui ont travaillé toute leur vie  » mais qui, à cause de la conjoncture économique ou de leur état de santé, ne peuvent retrouver du travail. L’insistance de Mme Chesnais sur le caractère fondamentalement différent d’une situation voulue et entretenue et d’une situation subie et sans issue témoigne des vertus déculpabilisantes que peut recouvrir l’obligation : ce qui est fait contre sa volonté ne mérite pas un jugement si sévère que ce qui est délibérément recherché.

Sa tentative pour échapper à la culpabilité passe également par la démonstration de la cohérence de sa démarche : tant qu’elle ne se sent pas assez solide physiquement, elle ne s’inscrit pas à l’ANPE* et laisse donc à d’autres la chance d’avoir un emploi.

« Quand on est sur les listes, à la limite on peut empêcher quelqu’un d’autre d’avoir du travail... » Elle revient deux fois sur cet argument en expliquant que si beaucoup de femmes acceptaient comme elle d’être à la maison et de se consacrer à leurs enfants, elles permettraient à ceux qui ont vraiment besoin de travailler, parce que par exemple, le chômage les fait déprimer, de reprendre une activité. On voit que ce type de discours lui permet de revenir à son système défensif initial : celui d’une interruption professionnelle volontairement choisie et nullement accompagnée d’affects dépressifs.

Notes
488.

cf. M. Gribinski, L’interdit de penser que portent les petits mots (1982).