Les stratégies destinées à gérer la perte d’un objet gratifiant narcissiquement et à compenser sa fonction antidépressive apparaissent également à plusieurs reprises dans le témoignage de Mme Chesnais
Elle explique en premier lieu en quoi ses enfants constituent pour elle une nouvelle forme d’obligation à être active et donc une protection contre le risque de perdre tout rythme de vie, tout désir d’exister, c’est-à-dire contre la tentation de s’enfermer dans la dépression.
« J’ai toujours la maison un peu pleine, entre les enfants et les petits enfants. (...) Je ne peux pas dire que je suis coupée du monde parce que j’ai toujours quelqu’un. (...) J’ai encore une vie assez active. J’ai des enfants, des petits enfants qui me tiennent, qui m’obligent à bouger... parce qu’à la limite, je n’aurais pas les enfants...(...) Rester au lit quand vous avez les gamins qui se lèvent à 6h30 ou 7h00, ce n’est pas bien possible ».
Elle raconte en quoi ils ont toujours été un soutien capital pour « garder la tête hors de l’eau ».
« A l’époque où je suis restée seule avec les enfants, quand ça n’allait pas, je vous dis franchement, je prenais une chaise, je descendais, je regardais dormir mes enfants, et je me disais : “Non, de toute façon, ils sont là, t’as pas le droit de les laisser tomber, ils n’ont pas demandé à vivre, donc il faut te battre”. Puis petit à petit l’idée a fait son chemin... Je reconnais que j’ai eu des moments vraiment bas mais quand vraiment ça n’allait pas, c’était mes enfants... et mon fils, le dernier, devait le sentir, parce qu’aux moments où j’allais vraiment mal, il ne voulait pas dormir (...) Oui, j’étais obligée de m’occuper de lui ».
Ses enfants sont d’autre part sa manière de se réinscrire dans un contrat narcissique dont elle se sent exclue par son absence d’emploi et son incapacité à assumer seule ses besoins. Si elle ne parvient pas à être directement utile à la société par une production liée à l’emploi, elle trouve indirectement utilité et sens à sa vie en élevant correctement ses enfants, en leur donnant des repères, c’est-à-dire en les amenant à avoir, eux, une place et à participer à l’édifice collectif.
« Si j’avais eu le choix, je n’aurais pas eu autant d’enfants, mais sans enfant ma vie aurait été inutile. On leur apporte quand même beaucoup de choses... Après, c’est vrai, avec leur caractère, c’est eux qui font leur vie. Mais au départ, c’est nous qui leur apportons l’essentiel ».
Elle prend ensuite plaisir à expliquer les professions choisies par ses aînés dans des secteurs actuellement prospères qui les préservent du chômage. Cette évocation l’amène également à revenir à la distinction entre les profiteurs du système et les assistés méritants. Les premiers ne veulent rien faire, ne veulent pas participer et doivent certainement souffrir du vide de leur vie. « Au bout d’un moment, ils doivent se dire : “Je vis pourquoi ? Je fais quoi ?” » Mais les seconds en revanche « ont donné de leur temps, ont contribué quand même à l’essor de la vie, même si c’est minime. Regardez dans un atelier, si vous avez 50 personnes, ces 50 elles aident à la réalisation de quelque chose. Si vous en aviez 48, il y aurait peut-être un petit problème pour y arriver. Chacun donne, apporte quand même quelque chose. Donc le jour où cette entreprise les licencie, c’est normal de les aider. (...) Chacun a une place bien déterminée dans la vie. (...) Chacun doit mettre un peu du sien pour y contribuer ».
Sa culpabilité peut donc de nouveau être apaisée par l’évocation de sa participation active à une collectivité à laquelle elle a donné 7 enfants.
Mme Chesnais fait également longuement part d’un second objet substitutif au travail pour ses fonctions antidépressives et gratifiantes sur le plan narcissique ; il s’agit de l’ensemble de ses activités manuelles et créatrices : couture, tricot, broderie. Ces activités semblent d’abord représenter, après les enfants, une autre forme d’obligation : obligation intériorisée au cours de son enfance grâce à une éducation stricte ne tolérant aucun moment d’inactivité. Mme Chesnais en est après-coup très reconnaissante à ses parents.
« Quand les enfants sont à l’école, je pourrais me recoucher, mais je ne suis pas du style à dormir. (...) [si] je vais m’allonger, je me sens mal quand je me relève. Et puis, je ne peux pas rester sans rien faire. On m’a tellement poussée en étant jeune. “ T’as rien à faire ? Tiens, y a ça à faire !” On n’avait pas le droit de rester assise et de lire un livre. (...) Même quand je suis vraiment déprimée, ça m’arrive de faire moins de choses, mais je fais quand même, je m’oblige à faire. (...) Et puis, une fois que j’ai commencé, après... Par exemple, une fois que j’ai commencé à couper un pyjama, après il faut que je le couse, il faut que je le vois fini (la voix de Mme Chesnais devient beaucoup plus tonique et joyeuse).
— ça vous fait plaisir de voir ce que vous avez réalisé ?
— Voilà, alors automatiquement ça me maintient... C’est pour ça qu’il y a des moments, je me force un peu pour commencer, pour me mettre en route. Et après, une fois que j’ai commencé, ça va tout seul. Il faut que je finisse... de toute façon, j’ai toujours un ouvrage ou deux de commencé... Toujours...
— Toujours quelque chose en route ?
— Toujours ».489
La culpabilité liée à l’inactivité semble ici utilisée comme moteur au désir de réaliser quelque chose, moteur ensuite relayé par le plaisir de la création. La dépression est repoussée et la gratification narcissique simultanément obtenue. Mme Chesnais tire une très grande fierté de ses capacités dans ce domaine puisqu’elles témoignent à la fois de sa force de caractère, c’est-à-dire d’un tempérament qui la maintient du côté de la vie, mais aussi de son don à mettre en forme, à créer, même à partir de matériaux de peu de valeur : vieux vêtements, laine de récupération.
« Il y en a qui ne peuvent pas se voir à la maison. Moi j’ai toujours quelque chose à faire, je ne m’ennuie pas, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. (...) Au contraire, je n’ai jamais assez de temps pour faire ce que j’ai envie. (...)Et puis c’est le plaisir de faire, de créer quelque chose ».
Notons de plus que ce type d’activité contribue aussi à lutter contre le sentiment de culpabilité de ne pas avoir d’emploi, parce qu’il peut être considéré comme une autre forme de travail. Mme Chesnais raconte avec un plaisir évident ce que lui disait sa grand-mère sur les sept métiers d’une femme restant à la maison : infirmière, couturière, cuisinière, ...
« Ma grand-mère, je l’ai toujours vu tricoter ou coudre. On tricotait ensemble, à 8 ans j’étais capable de tricoter une paire de chaussettes. Maintenant ça ne se fait plus... En tout cas, moi je ne me plains pas de l’éducation que j’ai eue, c’était dur, il y avait des moments où j’en avais marre, mais maintenant, ça m’aide beaucoup, parce que maintenant je trouve que je réagis pratiquement dans toutes les situations... Je ne me laisse pas enfoncer... »
Mme Chesnais se laisse emporter dans de tels discours par une nouvelle vague défensive l’amenant à idéaliser sa disponibilité actuelle pour oublier combien peut être difficile d’avoir été privée d’emploi. Son témoignage me semble toutefois rester significatif d’une activité dont elle tire de réels bénéfices, le dernier, et non des moindres, étant sans doute la fonction auto-calmante d’une occupation permanente de ses mains permettant la décharge de l’angoisse et la lutte contre les affects dépressifs.
« Même devant la télé le soir, même quand ça m’intéresse, je tricote, je fais du crochet, je ne peux pas rester les mains vides. Il me manque quelque chose. Ou alors, je vais fumer deux paquets de cigarettes. Il faut que je m’occupe ».
« Si je n’ai pas beaucoup de temps, je tricote un quart d’heure, mais ça me relaxe. Le tricot, pour moi, c’est une détente, et même quand je suis bien énervée, je prends mon tricot souvent... C’est un palliatif... Je fais ça pratiquement machinalement... »
Une telle activité est bien sûr encore étroitement liée à la présence des enfants ; ce sont eux, en dernier recours, qui peuvent lui donner sens et relancer « le désir de faire » lorsqu’il s’éteint. Les moyens de Mme Chesnais ne lui permettent que très rarement d’acheter des vêtements pour ses enfants et la couture est aussi une obligation pour les habiller à moindre coût. On peut penser que tout comme le travail aliénant qu’elle a réussi à transformer en espoir de progression sociale, l’obligation matérielle d’une activité manuelle a progressivement été investie d’un plaisir sensoriel et créatif qui a pu ensuite, en partie du moins, se détacher du caractère obligatoire premier.
Je souligne ce « en partie du moins » dans la mesure où Mme Chesnais redoute beaucoup le moment où elle n’aura plus le soutien de l’obligation pour continuer à tenir. Quand les enfants ne seront plus là, qu’ils ne la forceront plus à bouger, aura-t-elle encore l’envie de créer, la force de recourir à cet objet et à ses fonctions ?
Mme Chesnais semble actuellement répondre par la négative et s’accrocher à l’idée qu’au moment de leur départ, elle pourra de nouveau reprendre une activité professionnelle.
« J’espère... j’espère que je reprendrai le travail... Déjà quand ils sont en vacances ou que je ne les ai pas avec moi le soir, c’est dur... [Alors] quand ils auront leur vie ! (...) Pour les grands, ça n’a pas été trop difficile parce que j’avais à m’occuper des petits, mais quand je n’aurais plus personne, ça risque d’être vraiment dur.
— Vous pensez que le travail pourra être une solution ?
— Oui, parce que dans la journée, ça me ferait penser à autre chose tout en me permettant, j’espère du moins, de faire ce qui me plaît et en plus ça améliorera un peu l’ordinaire (...) à la limite, je prendrai le premier travail venu pour m’occuper... J’ai besoin d’être occupée et puis pour voir autre chose quoi ».
La force de caractère qu’elle évoquait avec conviction quelques minutes plus tôt ne lui paraît donc pas suffisante pour réussir à faire face au risque de dépression et les nombreuses stratégies développées ne parviennent pas totalement à faire taire les angoisses liées à l’intrication de sa perte d’emploi et de la diminution de ses capacités physiques. Celles ci reviennent au contraire avec force dans les fantasmes d’un avenir marqué par la dépendance :
« Mon père ne serait pas mort, il aurait fini sur une chaise roulante...(...) ça me fait peur pour plus tard... Et en plus, je ne voudrais pas être à la charge de mes enfants, parce que je me dis qu’ils ont leur vie à faire, ils n’ont pas besoin d’être embêtés par une grand-mère impotente... C’est pas agréable pour nous et pour eux de dépendre des autres ».
On retrouve dans ce passage l’utilisation conjuratrice des expressions “toujours ” et “de toute façon” déjà évoquée.