5.3.2 Pertes des fonctions narcissiques et antidépressives du travail.

Les stratégies destinées à gérer la perte d’un objet gratifiant narcissiquement et à compenser sa fonction antidépressive apparaissent également à plusieurs reprises dans le témoignage de Mme Chesnais

Elle explique en premier lieu en quoi ses enfants constituent pour elle une nouvelle forme d’obligation à être active et donc une protection contre le risque de perdre tout rythme de vie, tout désir d’exister, c’est-à-dire contre la tentation de s’enfermer dans la dépression.

Ses enfants sont d’autre part sa manière de se réinscrire dans un contrat narcissique dont elle se sent exclue par son absence d’emploi et son incapacité à assumer seule ses besoins. Si elle ne parvient pas à être directement utile à la société par une production liée à l’emploi, elle trouve indirectement utilité et sens à sa vie en élevant correctement ses enfants, en leur donnant des repères, c’est-à-dire en les amenant à avoir, eux, une place et à participer à l’édifice collectif.

Elle prend ensuite plaisir à expliquer les professions choisies par ses aînés dans des secteurs actuellement prospères qui les préservent du chômage. Cette évocation l’amène également à revenir à la distinction entre les profiteurs du système et les assistés méritants. Les premiers ne veulent rien faire, ne veulent pas participer et doivent certainement souffrir du vide de leur vie. « Au bout d’un moment, ils doivent se dire : “Je vis pourquoi ? Je fais quoi ?” » Mais les seconds en revanche « ont donné de leur temps, ont contribué quand même à l’essor de la vie, même si c’est minime. Regardez dans un atelier, si vous avez 50 personnes, ces 50 elles aident à la réalisation de quelque chose. Si vous en aviez 48, il y aurait peut-être un petit problème pour y arriver. Chacun donne, apporte quand même quelque chose. Donc le jour où cette entreprise les licencie, c’est normal de les aider. (...) Chacun a une place bien déterminée dans la vie. (...) Chacun doit mettre un peu du sien pour y contribuer ».

Sa culpabilité peut donc de nouveau être apaisée par l’évocation de sa participation active à une collectivité à laquelle elle a donné 7 enfants.

Mme Chesnais fait également longuement part d’un second objet substitutif au travail pour ses fonctions antidépressives et gratifiantes sur le plan narcissique ; il s’agit de l’ensemble de ses activités manuelles et créatrices : couture, tricot, broderie. Ces activités semblent d’abord représenter, après les enfants, une autre forme d’obligation : obligation intériorisée au cours de son enfance grâce à une éducation stricte ne tolérant aucun moment d’inactivité. Mme Chesnais en est après-coup très reconnaissante à ses parents.

La culpabilité liée à l’inactivité semble ici utilisée comme moteur au désir de réaliser quelque chose, moteur ensuite relayé par le plaisir de la création. La dépression est repoussée et la gratification narcissique simultanément obtenue. Mme Chesnais tire une très grande fierté de ses capacités dans ce domaine puisqu’elles témoignent à la fois de sa force de caractère, c’est-à-dire d’un tempérament qui la maintient du côté de la vie, mais aussi de son don à mettre en forme, à créer, même à partir de matériaux de peu de valeur : vieux vêtements, laine de récupération.

Notons de plus que ce type d’activité contribue aussi à lutter contre le sentiment de culpabilité de ne pas avoir d’emploi, parce qu’il peut être considéré comme une autre forme de travail. Mme Chesnais raconte avec un plaisir évident ce que lui disait sa grand-mère sur les sept métiers d’une femme restant à la maison : infirmière, couturière, cuisinière, ...

Mme Chesnais se laisse emporter dans de tels discours par une nouvelle vague défensive l’amenant à idéaliser sa disponibilité actuelle pour oublier combien peut être difficile d’avoir été privée d’emploi. Son témoignage me semble toutefois rester significatif d’une activité dont elle tire de réels bénéfices, le dernier, et non des moindres, étant sans doute la fonction auto-calmante d’une occupation permanente de ses mains permettant la décharge de l’angoisse et la lutte contre les affects dépressifs.

Une telle activité est bien sûr encore étroitement liée à la présence des enfants ; ce sont eux, en dernier recours, qui peuvent lui donner sens et relancer « le désir de faire » lorsqu’il s’éteint. Les moyens de Mme Chesnais ne lui permettent que très rarement d’acheter des vêtements pour ses enfants et la couture est aussi une obligation pour les habiller à moindre coût. On peut penser que tout comme le travail aliénant qu’elle a réussi à transformer en espoir de progression sociale, l’obligation matérielle d’une activité manuelle a progressivement été investie d’un plaisir sensoriel et créatif qui a pu ensuite, en partie du moins, se détacher du caractère obligatoire premier.

Je souligne ce « en partie du moins » dans la mesure où Mme Chesnais redoute beaucoup le moment où elle n’aura plus le soutien de l’obligation pour continuer à tenir. Quand les enfants ne seront plus là, qu’ils ne la forceront plus à bouger, aura-t-elle encore l’envie de créer, la force de recourir à cet objet et à ses fonctions ?

Mme Chesnais semble actuellement répondre par la négative et s’accrocher à l’idée qu’au moment de leur départ, elle pourra de nouveau reprendre une activité professionnelle.

La force de caractère qu’elle évoquait avec conviction quelques minutes plus tôt ne lui paraît donc pas suffisante pour réussir à faire face au risque de dépression et les nombreuses stratégies développées ne parviennent pas totalement à faire taire les angoisses liées à l’intrication de sa perte d’emploi et de la diminution de ses capacités physiques. Celles ci reviennent au contraire avec force dans les fantasmes d’un avenir marqué par la dépendance :

Notes
489.

On retrouve dans ce passage l’utilisation conjuratrice des expressions “toujours ” et “de toute façon” déjà évoquée.