5.4 Synthèse.

Ce cinquième parcours est d’abord une illustration d’une nouvelle nature de la relation à l’objet-travail. Mme Chesnais attend avant tout de son activité professionnelle une satisfaction de ses besoins d’auto-conservation et ne s’est jamais privée de se dégager de son caractère aliénant quand sa situation financière le lui permettait. Cela ne l’a toutefois pas empêchée d’y trouver d’autres satisfactions sur le plan défensif et narcissique et l’on peut se demander, à l’issue de ce cas, si un rapport purement instrumental à l’objet-travail peut vraiment exister. Le mécanisme défensif consistant à tenter de réduire l’aliénation et à la transformer, autant que faire se peut, en plaisir est sans doute très largement utilisé et peut contribuer en partie à comprendre la difficulté du processus de deuil.

On peut constater en second lieu que le caractère essentiellement instrumental du travail n’empêche pas que la disparition de celui-ci soit à l’origine d’un réaménagement psychique important. Ceci est d’autant plus vrai que Mme Chesnais a 48 ans et que l’absence d’emploi la conduit à gérer ses angoisses quant à son vieillissement.

Ce parcours souligne d’autre part l’importance du caractère obligatoire de l’emploi. Une part essentielle du travail psychique réalisé par Mme Chesnais pour tolérer l’absence d’emploi consiste en effet à chercher d’autres étayages pouvant lui imposer de nouvelles obligations. Cet élément constituera lui aussi un des axes de la réflexion développée en chapitre VII.

Notons enfin que l’on peut s’interroger sur la solidité de l’équilibre trouvé par Mme Chesnais et se demander si dans un environnement différent, moins porteur et stimulant,490 isolée comme l’a pu être Mme Canna par exemple, la perte du travail n’aurait pas conduit à une dépression d’une même ampleur.

On ne peut naturellement que faire quelques hypothèses sur une telle perspective. Je soulignerai simplement que les deux femmes se distinguent nettement par la nature de leur investissement initial de l’objet-travail. Le caractère essentiellement instrumental de l’activité professionnelle pour Mme Chesnais l’a protégée d’une idéalisation massive de cet objet même si elle l’a investi de l’espoir d’une évolution personnelle et sociale. Il lui est sans doute plus aisé d’en détacher les fonctions qu’il tient habituellement, simplement parce qu’elle a du trouver ailleurs des satisfactions narcissiques et un sens à sa vie que le travail ne lui apportait pas directement. Sa relation à l’objet-travail apparaît donc moins exclusive et moins violemment ambivalente et l’on peut imaginer que le détachement aurait été, même dans un environnement moins étayant, plus facilement réalisable que chez Mme Canna.

Si le pronostic d’une dépression ne peut être complètement écarté, Mme Chesnais semble avoir réussi à établir une relation plus mature à l’objet-travail ; ou, en tout cas, être capable de l’envisager — au moins dans son discours — pour ses enfants et son entourage. Il est très frappant de voir que même si pour elle le travail reste une valeur centrale, même si elle se réjouit d’avoir pu y conduire ses aînés et souhaite aboutir de la même façon pour les plus jeunes, elle n’est pas choquée du choix de certains d’entre eux de vivre autrement et de trouver satisfaction dans d’autres activités.

La plus grande maturité de sa relation est sans doute liée à sa représentation très large de l’activité travail, représentation forgée par sa propre histoire et l’expérimentation de cadres très différents pour se réaliser et agir sur le monde : travail bénévole auprès de son mari artisan, travail domestique pour élever de nombreux enfants, travail de création dans ses activités manuelles. Son expérience l’a aussi amenée à mesurer l’indépendance de la fonction instrumentale — que peut assurer une allocation — des autres fonctions tenues par le travail. Elle n’est donc pas enfermée dans le besoin d’un objet portant à lui seul toutes les fonctions, elle dispose au contraire de plusieurs voies pour entretenir un contrat narcissique.

Notes
490.

« Mes grands enfants habitent tous dans le coin, alors quand les petits sont à l’école, on boit le café ensemble. Un coup ils viennent, un coup je vais les voir ». Mme Chesnais évoque aussi à très nombreuses reprises ses discussions avec ses filles et belles-filles.