6.1 Un chômage apprécié ?

Contrairement à la majorité des situations évoquées précédemment, M. Otavalo déclare n’avoir jamais vécu son chômage comme une épreuve difficile et regrette au contraire de n’avoir pu négocier plutôt un licenciement qu’il souhaitait depuis longtemps.

  • « J’ai vraiment eu du mal à réussir à me faire mettre dehors ».

Il signifie très clairement être satisfait de sa situation parce qu’il n’est pas un « fan de boulot » et que « le travail salarié ne lui convient pas ». Il précise également immédiatement qu’il s’investit beaucoup dans des activités associatives qui lui apportent autant sur le plan des relations humaines que de sa réalisation personnelle. Il présente en détail les tâches qu’il effectue dans ce cadre-là.

M. Otavalo fait également part, dès le début de ce témoignage, d’une des raisons fondamentales expliquant que le chômage n’a pas pour lui le caractère déstabilisant qu’il a pour beaucoup en distinguant activité professionnelle et travail.

  • « Comment vivez-vous le fait de ne pas avoir de travail ?
    – Si le travail c’est d’être salarié, je n’en ai pas, mais j’ai beaucoup d’activités... Alors si c’est ça bosser, je bosse autant que ma condition physique et mon état de fatigue le permettent ».

Il argumente cette opposition tout au long de l’entretien et bien qu’il ne corresponde pas aux deux types de population concernées par le chômage inversé décrit par D.  Schnapper, ses propos présentent de nombreux points communs avec ceux des étudiants ne possédant qu’une très brève expérience professionnelle ou ceux des artistes fortement investis dans une activité de création :

  • M. Otavalo explique par exemple son aversion pour le travail régulier, routinier, exécuté sous dépendance hiérarchique et ne respectant pas ses rythmes personnels.

  • « La contrainte de me lever tous les jours à 6 heures ne me convenait pas. Je suis capable de le faire de temps en temps, mais pas systématiquement, je ne fonctionne pas comme une horloge. Je ne suis pas réglé sur du papier à musique. J’ai un comportement assez anarchique ».
    « ‘Je suis curieux de beaucoup de choses. Je ne peux pas me passionner pendant 10 ans pour la même activité. J’ai besoin que ça change. C’est ce que je reproche aux métiers d’aujourd’hui, ils sont trop spécialisés. Sur mon dernier poste, je m’occupais exclusivement du câblage d’armoires électriques. D’ailleurs, après 12 ans de boulot, ça n’allait pas très bien, j’étais quasiment en dépression nerveuse »’.
    ‘« J’ai longtemps pensé à me mettre à mon compte pour ne pas avoir un patron sur le dos, mais ça demande de beaucoup trop donner pour ne rien gagner et quand on se plante, on perd beaucoup’ ».

  • Il oppose le travail aliénant, réduit à un moyen de subsistance, aux activités non rémunérées, mais enrichissantes pour son développement personnel.
    « Au boulot, je m’ennuyais. J’avais l’impression d’utiliser 10% de mes compétences et en plus, celles que j’utilisais, j’arrivais à ne plus les aimer, parce que j’en avais marre de les utiliser.
    Maintenant, c’est le contraire, je m’éclate... C’est ce que je disais à l’ANPE* : “Les gens qui s’éclatent dans leur boulot, vous en connaissez vraiment ?” (...) Moi, quand je cherche du boulot, je ne cherche pas un travail mais des moyens de subsistance. Ce n’est pas pareil... ».

  • Enfin, comme les personnes vivant un chômage inversé, il reproche à son emploi perdu de ne lui avoir jamais laissé le temps de « faire autre chose », c’est à dire de l’avoir privé des activités et des relations indispensables à une « vraie vie ».
    « Il fallait déjà arriver à trouver le temps de dormir, c’était déjà bien ».

L’ensemble de ces points communs ne doit pourtant pas faire oublier une différence fondamentale entre la situation de M. Otavalo et celle du chômage inversé. Si la perte d’emploi n’est apparemment pas douloureuse et ne s’accompagne pas d’un processus de deuil, cela ne peut être expliqué, ici, par l’absence d’un lien durable à cet objet, ni par l’existence d’autres activités apportant antérieurement un étayage suffisant à la satisfaction des besoins du Moi. M. Otavalo travaillait depuis l’obtention de son BEP, et après une succession d’emplois précaires au début de son parcours professionnel, il occupait de manière stable un poste aux horaires contraignants ne lui permettant pas de développer d’autres lieux d’investissements. Rien ne semble donc l’avoir préparé à la rupture d’un lien que l’on peut qualifier de très exclusif. Comment alors comprendre son équilibre psychique préservé malgré l’absence d’emploi ? Quelles stratégies peuvent-elles en être à l’origine ?