6.2 La disqualification de l’objet perdu.

Le Renard et les Raisins

Certain Renard Gascon, d’autres disent Normand,

Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille

Des Raisins mûrs apparemment

Et couverts d’une peau vermeille.

Le galant en eût fait volontiers un repas ;

Mais comme il n’y pouvait atteindre :

Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.

Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

Jean de La Fontaine.

Un faisceau d’indices rend possible la proposition d’une hypothèse explicative.

Il s’agit en premier lieu d’impressions contre-transférentielles contradictoires ayant rendu l’analyse de cette situation difficile. Lors du premier contact téléphonique, M. Otavalo m’a paru assez agressif et procédurier : il s’est insurgé contre l’organisme m’ayant transmis ses coordonnées, a menacé de l’attaquer pour non-respect de la loi « informatique et liberté ». Ces remarques ne l’ont toutefois pas empêché d’accepter notre rencontre. L’entretien m’a fait, dans un second temps, rencontrer un homme posé, dont le discours mesuré ne correspondait pas à l’indignation excessive de notre premier contact. Celle-ci a cependant ressurgi très ponctuellement au fil de l’entretien, dans de brefs moments de révolte contre une société glorifiant le travail alors qu’il n’est qu’aliénation et contre les individus se battant pour être les premiers esclaves de ce système. La satisfaction ou le détachement affiché face à l’absence d’emploi ne correspondait, d’autre part, pas au sentiment contre-transférentiel d’être face à une personne dépressive et fragile. M. Otavalo reconnaissait par ailleurs, bizarrement, sa dépression, dans le même temps qu’il soutenait avoir été rarement aussi « bien dans sa tête ».

Ces impressions contradictoires m’ont évoqué la variété et l’opposition des sentiments caractéristiques d’une phase de deuil. On sait en effet que celle-ci réactive les sentiments propres à la position dépressive : sentiments de haine contre l’objet qui abandonne ou n’apporte pas la satisfaction escomptée, sentiments de persécution avec la crainte que la perte soit une vengeance, une punition, un retournement des composantes agressives qui liaient antérieurement à l’objet, sentiments de nostalgie à l’égard d’un objet aimé et désirs de le retrouver.

Le caractère contenu et maîtrisé des affects dépressifs m’a, de son côté, conduit à penser que si M. Otavalo traversait bien une phase de deuil, contrairement à ce que laissait penser son discours initial, il faisait tout pour se protéger de la souffrance qui pouvait en découler. Sur la base des travaux de M. Klein sur « Le deuil et ses rapports avec l’état maniaco-dépressif », j’ai alors fait l’hypothèse que sa stratégie, qui s’apparenterait à un deuil maniaque, l’amènerait à disqualifier l’objet perdu et à dénier la nature de lien qui l’unissait à lui. Il ne reconnaîtrait que les composantes hostiles de cette relation s’épargnant ainsi la détresse liée au manque et pourrait au contraire souligner les avantages de celui-ci. Cette stratégie serait directement liée à ses problèmes de santé puisqu’elle lui permettrait d’y donner sens et d’en minimiser les effets traumatiques. Ils deviennent, en effet, dans cette logique, et comme M. Otavalo le déclare lui-même, « un facteur aidant » grâce auquel il a pu choisir une vie sans travail, choix impossible sans l’apport financier lié à son état de santé.

Cette hypothèse peut être étayée, comme on va le voir, au delà des impressions contre-transférentielles initiales, par plusieurs extraits de l’entretien. Elle ne permet pas, en revanche, de comprendre le calme de M. Otavalo et la pondération de son discours. Il me faudra donc la compléter ultérieurement pour mieux saisir la globalité du fonctionnement de ce chômeur.