6.2.1 Des affects dépressifs.

Repérons en premier lieu en quoi le travail apparaît, dans ce témoignage, comme un objet investi positivement et important pour l’équilibre malgré la volonté de M. Otavalo de le réduire à un objet persécuteur.

Après avoir négocié son licenciement économique, M. Otavalo a réalisé un bilan de compétences, élaboré un nouveau projet professionnel et suivi une formation de quatre mois dans une nouvelle branche professionnelle. Ce parcours peut bien sûr être compris comme le moyen de percevoir une rémunération intéressante, mais il semble surtout traduire l’espoir de M. Otavalo de retrouver une activité professionnelle adaptée à son état de santé. C’est le constat que cette voie s’avère inaccessible qui conduit sans doute M. Otavalo à nier, après coup, l’importance qu’il a pu y accorder. Le renoncement, qui aurait toute raison d’être source de dépression, puisqu’il résulte de limites corporelles difficiles à accepter, est alors présenté comme sans conséquence.

  • « Je n’avais pas spécialement envie de travailler là dedans, (...) mais certains aspects de la formation m’intéressaient. (...) Et puis, je suis curieux de nature, ça me permettait de découvrir un nouveau domaine de compétences ».

L’utilisation du vocabulaire technique acquis pendant cette formation pour décrire ses nouvelles tâches associatives trahit cependant l’investissement qui était attaché à cet épisode de son parcours. Le plaisir pris en maniant ce langage témoigne de la satisfaction qu’aurait pris M. Otavalo à trouver un emploi dans ce domaine.

La même attitude caractérise les recherches d’emploi. Bien que M. Otavalo ait affirmé initialement ne plus faire de démarches, il évoque plus tard les offres qu’il continue de consulter et un projet de création auquel il travaille depuis quelque temps. Ces projets lui rappellent toutefois immédiatement le handicap que constitue son état de santé pour leur réalisation. Il choisit alors la dérision et les réduit à de dédaigneuses manières de satisfaire les exigences de l’ASSEDIC*. Il conclut ainsi la présentation de son projet de création et de toutes les démarches déjà réalisées :

  • « Pour le dernier contrôle ASSEDIC*, je leur ai sorti cette sauce et ça leur a été, ce qu’ils veulent, c’est des adresses. J’ai mis le nom de toutes les personnes que j’avais contactées. Je ne leur ai pas raconté de bêtises, j’ai donné des adresses... »

L’importance des fonctions tenues par l’emploi et les affects dépressifs liés à sa disparition apparaissent également dans l’évocation d’une période où il ne trouvait plus le désir de faire quelque chose de ces journées et dans la description des solutions qu’il a trouvées pour lutter contre cet engourdissement.

  • « Il y a eu une période où pendant deux mois ça n’allait pas. Je n’arrivais plus à me lever. J’ai demandé à l’ANPE* de faire un mini-bilan de compétences. Comme ça, pendant deux jours, ça m’a obligé à me lever, à ne pas dormir jusqu’à midi et ça m’a aidé à repartir. C’était une période où j’avais un gros coup de pompe. J’avais pris un rythme où je dormais beaucoup et j’ai eu beaucoup de mal à casser ce rythme. Dans ces moments-là, si je me forçais tout seul à me lever, je me réveillais gazé. sans obligation, je ne faisais rien et j’étais gazé jusqu’à midi. Ce n’était pas mieux que dormir toute la matinée. Le mini-bilan, ça ne m’intéressait pas pour le contenu, j’avais fait la même chose en bilan de compétences et en formation, mais c’était le moyen de retrouver un rythme ».
    Il reconnaît, dans la même phase de l’entretien, que le plus difficile lorsque l’on est au chômage est de réussir à s’organiser seul : « Il faut se dire “Aujourd’hui, je vais faire ça” : Ne pas rester glander devant la télé. On a vite fait de devenir un glandeur professionnel. Moi, j’ai toujours quelque chose sous le coude. Parce que du boulot, dans une maison, il y en a toujours. Mais c’est vrai qu’il y a des jours où l’on n’a rien envie de faire... Les jours où je suis fatigué à cause de mon hernie... (...) Mais c’est vrai que c’est bien d’avoir des obligations... les rendez-vous pour les associations, par exemple. Je ne suis pas pris tous les jours, mais j’ai des obligations parce que les choses sont fixées à l’avance : il y a des obligations qui font que je suis obligé de me secouer à des moments où je n’en ai pas envie ».

Ce long passage me semble riche d’informations sur les difficultés liées à l’absence d’emploi et sur les aménagements nécessaires pour ne pas se laisser enfermer dans une situation déstructurante de perte.

Le refuge cherché initialement dans le sommeil est un indice de la dépression traversée par M. Otavalo : l’élan vital qui pousse à investir le monde extérieur est perdu. Faute de stimulations alimentant le Moi, le sujet se replie sur lui-même. Le travail se révèle rétrospectivement une obligation qui entretenait le ressort intérieur nécessaire aux investissements. Cette obligation passait par l’inscription du désir de faire et du sens des actions dans une relation d’échange : le travail suppose un engagement par rapport à un environnement qui attend quelque chose du travailleur. M. Otavalo cherche alors une nouvelle manière de se lier à un autre ou un ensemble d’autres qui prendront temporairement en charge ses raisons d’agir et de vivre. Il cherche à rétablir la fonction de transitionnalisation des questions existentielles tenues antérieurement par le travail.

Il utilise pour cela les objets extérieurs qui sont à sa disposition, stage ANPE*, associations, car il a expérimenté la difficulté de gérer seul ces questions. Les « ruses » utilisées pour faire face au moment de dépression, les efforts pour toujours garder quelque chose à faire, c’est-à-dire pour profiter de l’énergie d’un moment pour alimenter ultérieurement un désir capricieux, se révèlent en effet parfois insuffisantes pour lutter contre l’emprise de l’ennui. On peut noter que les stratégies de M. Otavalo ressemblent à celle de Mme Chesnais et rencontrent les mêmes limites : en l’absence d’un autre donnant sens aux actions réalisées, le désir d’agir risque bien vite de s’émousser.

Ce témoignage nous montre également comment la maladie ou le handicap peuvent être utilisés pour gérer la dépression liée à l’absence de travail : M. Otavalo explique son absence d’entrain par son état de santé et celui-ci est objectivement à l’origine d’une perte d’énergie. Mais cette explication corporelle permet également de dissimuler la part psychique, c’est-à-dire les affects dépressifs conduisant au repli dans le sommeil.

L’engourdissement décrit par M. Otavalo correspond en effet bien à la perte des repères temporels et à la fatigue permanente rencontrée chez de très nombreux chômeurs de longue durée, ne présentant par ailleurs aucun problème de santé. La maladie peut d’autre part attiser les désirs d’investissement par réaction aux moments où l’état somatique empêche réellement leur satisfaction On voit ainsi un sujet tenter de transformer le double traumatisme lié à la perte d’intégrité corporelle et à la perte d’emploi en situation acceptable, voire bénéfique, en utilisant alternativement l’un des traumatismes pour atténuer l’autre.